•  Il s'agit à présent de lire le récit dans le décor de sa formulation.

    Historiquement, le récit des origines traduit la réponse intuitive à la question essentielle que l'homme ne cesse de se poser : pourquoi cela est-il comme cela ; pourquoi le mal, la peine, la douleur ; pourquoi sommes-nous mortels ?

    Des  mythes plus anciens encore, vieux de plus de six mille ans, ont répondu en affirmant que l'homme était né du besoin des dieux de disposer de serviteurs efficaces. L'homme aurait été créé par le sacrifie d'un dieu inférieur permettant de conférer à la pâte humaine une parcelle de divinité efficace pour le service divin. Tel fut la réponse de la Mésopotamie antique, en arrière-fond du récit biblique. La vie humaine n'avait d'autre fonction que le service des dieux, qui de temps à autre décidaient de châtier l'indiscipline et la désobéissance de leurs caudataires en leur infligeant des maux divers, ou en laissant par caprice sadique des démons inférieurs torturer l'homme sans raison.

    L'arbitraire divin émergea peu à peu de l'absurdité fatale et tragique et se présenta comme étant le châtiment du violement d'une quelconque loi sacrée. L'arbitraire sacré demeurait pourtant ; l'humain, ne sachant pas encore quelle loi, lui ou son frère ou encore son ancêtre avaient violée pour être ainsi châtié, devait se contenter de savoir qu'une transgression avait été commise. Le châtiment, au sens de la responsabilité collective ou individuelle, précédait alors la connaissance de la loi.

    La question essentielle du pourquoi étant de fait l'expression d'un souci pratique - quelles valeurs devons-nous attribuer à cela, quel sens y donner, comment nous comporter face à cela qui est, face à nous-mêmes, face à soi-même, que faire pour éviter le mal qui me nuit et accroître le bien qui me profite - si l'homme comprend qu'il est l'objet d'un châtiment, il ne manquera pas de se poser la question de la connaissance de la loi violée, pour éviter une récidive ou un nouveau châtiment. Si l'homme comprend qu'il est le jouet de dieux capricieux, il se pose la question de l'efficacité des moyens pour séduire, amadouer et calmer ses dieux, pour prévoir leurs caprices.

    Aussi doit-il se faire le devin et l'interprète de la volonté divine. L'un des moyens consiste à prêter aux dieux des passions humaines, connues et partant prévisibles : amour, haine, crainte et pitié, colère et envie. L'une des plus puissantes est la jalousie ; les dieux n'aiment pas que l'homme veuille devenir comme eux ou entrer en concurrence avec eux, comme le maître humain veille à ce que son valet ne devienne le maître à sa place. Alors les dieux ne manquent jamais de châtier avec une extrême sévérité - la sévérité du châtiment soulignant l'importance de la loi -, celui qui se rend coupable d'hybris, d'orgueil métaphysique - châtiment extrême réservé aux puissants, qui permettra d'expliquer la chute des rois qui paraissaient omnipotents dans leur village -.

    Le moyen le plus efficace cependant pour connaître l'état d'humeur et la volonté du divin réside dans l'interpellation du dieu pour en obtenir une réponse claire. Alors le dieu répond par des signes, que l'homme traduit en paroles d'homme, ou par des paroles qui sont paroles d'homme, que l'homme prête aux dieux. Ce que veux-tu métaphysique n'est toutefois qu'une variation péremptoire de l'interrogation première pourquoi.

    À cette question, le récit biblique répond en cristallisant les anciens mythes de la terre des deux fleuves, mais il répond de manière neuve, radicale. Le pragmatisme s'élève à la métaphysique.

    La responsabilité collective est étendue au genre humain, par le violement de la loi commis par le premier homme, l'ancêtre de tous les hommes, comme figure de l'homme dans son principe, dans son essence. Le dieu, désormais un, condense en sa personne les anciens dieux. La loi violée est celle qui irrite au plus haut des cieux les dieux et partant elle est la loi fondamentale, l'hybris sanctionnée par un dieu jaloux de son état. Aussi l'homme est-il responsable de son état, de toute éternité et à jamais.


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  •  « Le serpent plus fin que tous les animaux sauvages que Yhwh Dieu a faits dit à la femme Dieu vous a donc dit Ne mangez pas de tous les arbres du jardin Nous mangeons le fruit de tous les arbres du jardin répond la femme au serpent mais Dieu a dit Le fruit de l'arbre au milieu du jardin vous n'en mangerez pas et n'y toucherez pas ou vous mourrez Non vous ne serez pas condamnés à mourir répond le serpent mais Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez vos yeux s'ouvriront vous serez comme Dieu vous aurez l'expérience du bon et du mauvais La femme voit que l'arbre est appétissant un régal pour les yeux qu'on désire l'arbre pour devenir connaisseur Elle prend un fuit et le mange elle en donne aussi à son homme avec elle il mange » (Genèse 3, 1 à 6, La bible nouvelle traduction, éd. Bayard 2005).

    Un texte simple, sobre, succinct.

    Quelques phrases et la tragédie se noue par un dialogue entre deux protagonistes : le serpent et la femme. Un troisième, l'homme, reste passif ; il n'entre en scène que pour accomplir l'acte décisif : la consommation du fruit, dont le lecteur ou l'auditeur connaît d'emblée la fatale inéluctabilité. Un quatrième protagoniste est omniprésent quoique absent : dieu.

    L'objet du récit est un interdit qui lui est antérieur et dont la violation en est la conclusion. L'intrigue se découpe en différentes phases sur le mode judiciaire : la loi, sa violation, le jugement, et la sanction ou l'exposé des conséquences de l'acte. Un procès éthique au cœur du tragique. Le processus du violement de la loi est le moteur du récit, dont la singularité réside, ici, dans le fait que le viol de la loi annihile la loi. La récidive n'est plus possible.

    La première lecture est textuelle : il s'agit de lire le récit comme le récit l'y invite.

    Le récit se propose de répondre à la question essentielle du pourquoi que sous-tend la question primordiale ; comment nous comporter face à cela qui est, quel sens donner à la condition humaine. C'est le récit de la connaissance, le récit qui ouvre les yeux sur notre condition. Or il dit que c'est pour avoir goûté à la connaissance qui ouvre les yeux sur notre condition que nous en sommes-là.

    Connaître notre condition la crée. Aussi l'homme n'est-il homme que s'il se sait homme.

    Si l'homme n'avait pas mangé du fruit défendu, le texte qui parle du fruit défendu n'existerait pas, pas plus qu'il ne parlerait de l'interdiction d'en manger. A contrario, si l'homme a violé l'interdit édicté par le récit, c'est pour parler de cette défense et de son violement, pour créer le récit qui instaure l'interdit. Le récit trouve son origine dans le récit, il se crée lui-même.

    Ce texte revêt l'habit de la pensée historique, documentaire ou événementielle, soumise à la norme logique de la causalité : un acte et sa conséquence, et, de manière inversée, un état de fait et sa cause. Comme la conséquence de l'acte est notre situation présente qui est aussi celle de l'élaboration du récit, ce dernier se doit d'inverser la chronologie pour remonter à l'acte causal, à l'instar de tout roman policier et de tout discours judiciaire. Le propre de ce type de discours, qu'il soit d'ordre juridique, historique ou scientifique, est d'appliquer le principe d'imputabilité ou de responsabilité (à qui imputer ce crime, qui doit répondre de cette situation, quelle souche virale est responsable de cette grippe ?). Ici, la cause est le récit lui-même ; le récit est responsable. Son objet est la connaissance de notre condition, or il dit que c'est l'invention de la connaissance de notre condition qui en est la cause.

    Ainsi le texte est nu, bien qu'il tente de voiler cette nudité, par la causalité naturelle, en instaurant l'état édénique.

    Rappelons que l'histoire se propose de répondre à la question essentielle du pourquoi ; comment nous comporter face à cela qui est. Cette question ne peut être posée que si nous sommes confrontés à cela qui est. Le récit doit parler d'un état antérieur, étranger à la réalité de cette confrontation pour l'expliquer. Il explique la condition humaine en se référant à une condition extra-humaine ou métaphysique, soumise à l'impératif de la loi métaphysique, dont le viol est promu à la qualité de cause première. Tel est le paradoxe de la pensée idéaliste, qu'elle soit figurative ou conceptuelle, symbolique ou abstraite, obligée d'en référer à l'existant comme conclusion de son raisonnement en partant du non-étant comme fondement, alors qu'en fait elle part de l'existant comme fondement pour aboutir au non-étant qu'elle nomme principe, lequel n'a cependant pas d'autre réalité que littéraire, textuelle. Cette pensée ne peut se référer qu'à elle-même, ce discours ne peut se fonder que sur lui-même. Le texte coranique le dira plus clairement encore : « Nous disons : "Descendez tous de là. Guidance de moi vous parviendra. Ceux qui suivront la guidance seront sans crainte, et ne s'affligeront pas." » (Coran, Sourate II, 38, trad. André Chouraqui). Sachant que la « guidance » n'est autre que le livre, Le Coran, le texte annonce le texte qui parle de cette annonce. Le texte se clôt sur lui-même, et se réfère à lui-même, et réfléchit sur lui-même.

    Qu'est-ce qu'un texte qui se réfléchit, sinon la pensée qui se pense, la réflexion qui médite sur elle-même, sur sa nature et son procès ? Le questionnement du questionnement, tel est le seul salut de l'ontologie. Non pas justifier l'existant ou lui donner sens, mais creuser sa réflexion.

    En d'autres termes, le sujet n'est sujet que lorsqu'il se pense.


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