• Une histoire de jardinier

     « Le serpent plus fin que tous les animaux sauvages que Yhwh Dieu a faits dit à la femme Dieu vous a donc dit Ne mangez pas de tous les arbres du jardin Nous mangeons le fruit de tous les arbres du jardin répond la femme au serpent mais Dieu a dit Le fruit de l'arbre au milieu du jardin vous n'en mangerez pas et n'y toucherez pas ou vous mourrez Non vous ne serez pas condamnés à mourir répond le serpent mais Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez vos yeux s'ouvriront vous serez comme Dieu vous aurez l'expérience du bon et du mauvais La femme voit que l'arbre est appétissant un régal pour les yeux qu'on désire l'arbre pour devenir connaisseur Elle prend un fuit et le mange elle en donne aussi à son homme avec elle il mange » (Genèse 3, 1 à 6, La bible nouvelle traduction, éd. Bayard 2005).

    Un texte simple, sobre, succinct.

    Quelques phrases et la tragédie se noue par un dialogue entre deux protagonistes : le serpent et la femme. Un troisième, l'homme, reste passif ; il n'entre en scène que pour accomplir l'acte décisif : la consommation du fruit, dont le lecteur ou l'auditeur connaît d'emblée la fatale inéluctabilité. Un quatrième protagoniste est omniprésent quoique absent : dieu.

    L'objet du récit est un interdit qui lui est antérieur et dont la violation en est la conclusion. L'intrigue se découpe en différentes phases sur le mode judiciaire : la loi, sa violation, le jugement, et la sanction ou l'exposé des conséquences de l'acte. Un procès éthique au cœur du tragique. Le processus du violement de la loi est le moteur du récit, dont la singularité réside, ici, dans le fait que le viol de la loi annihile la loi. La récidive n'est plus possible.

    La première lecture est textuelle : il s'agit de lire le récit comme le récit l'y invite.

    Le récit se propose de répondre à la question essentielle du pourquoi que sous-tend la question primordiale ; comment nous comporter face à cela qui est, quel sens donner à la condition humaine. C'est le récit de la connaissance, le récit qui ouvre les yeux sur notre condition. Or il dit que c'est pour avoir goûté à la connaissance qui ouvre les yeux sur notre condition que nous en sommes-là.

    Connaître notre condition la crée. Aussi l'homme n'est-il homme que s'il se sait homme.

    Si l'homme n'avait pas mangé du fruit défendu, le texte qui parle du fruit défendu n'existerait pas, pas plus qu'il ne parlerait de l'interdiction d'en manger. A contrario, si l'homme a violé l'interdit édicté par le récit, c'est pour parler de cette défense et de son violement, pour créer le récit qui instaure l'interdit. Le récit trouve son origine dans le récit, il se crée lui-même.

    Ce texte revêt l'habit de la pensée historique, documentaire ou événementielle, soumise à la norme logique de la causalité : un acte et sa conséquence, et, de manière inversée, un état de fait et sa cause. Comme la conséquence de l'acte est notre situation présente qui est aussi celle de l'élaboration du récit, ce dernier se doit d'inverser la chronologie pour remonter à l'acte causal, à l'instar de tout roman policier et de tout discours judiciaire. Le propre de ce type de discours, qu'il soit d'ordre juridique, historique ou scientifique, est d'appliquer le principe d'imputabilité ou de responsabilité (à qui imputer ce crime, qui doit répondre de cette situation, quelle souche virale est responsable de cette grippe ?). Ici, la cause est le récit lui-même ; le récit est responsable. Son objet est la connaissance de notre condition, or il dit que c'est l'invention de la connaissance de notre condition qui en est la cause.

    Ainsi le texte est nu, bien qu'il tente de voiler cette nudité, par la causalité naturelle, en instaurant l'état édénique.

    Rappelons que l'histoire se propose de répondre à la question essentielle du pourquoi ; comment nous comporter face à cela qui est. Cette question ne peut être posée que si nous sommes confrontés à cela qui est. Le récit doit parler d'un état antérieur, étranger à la réalité de cette confrontation pour l'expliquer. Il explique la condition humaine en se référant à une condition extra-humaine ou métaphysique, soumise à l'impératif de la loi métaphysique, dont le viol est promu à la qualité de cause première. Tel est le paradoxe de la pensée idéaliste, qu'elle soit figurative ou conceptuelle, symbolique ou abstraite, obligée d'en référer à l'existant comme conclusion de son raisonnement en partant du non-étant comme fondement, alors qu'en fait elle part de l'existant comme fondement pour aboutir au non-étant qu'elle nomme principe, lequel n'a cependant pas d'autre réalité que littéraire, textuelle. Cette pensée ne peut se référer qu'à elle-même, ce discours ne peut se fonder que sur lui-même. Le texte coranique le dira plus clairement encore : « Nous disons : "Descendez tous de là. Guidance de moi vous parviendra. Ceux qui suivront la guidance seront sans crainte, et ne s'affligeront pas." » (Coran, Sourate II, 38, trad. André Chouraqui). Sachant que la « guidance » n'est autre que le livre, Le Coran, le texte annonce le texte qui parle de cette annonce. Le texte se clôt sur lui-même, et se réfère à lui-même, et réfléchit sur lui-même.

    Qu'est-ce qu'un texte qui se réfléchit, sinon la pensée qui se pense, la réflexion qui médite sur elle-même, sur sa nature et son procès ? Le questionnement du questionnement, tel est le seul salut de l'ontologie. Non pas justifier l'existant ou lui donner sens, mais creuser sa réflexion.

    En d'autres termes, le sujet n'est sujet que lorsqu'il se pense.


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