• Une histoire de jardinier - II Les icônes

     Le serpent interpelle la femme.

    Comme aucun serpent n'a jamais parlé, ni jamais ne parlera, ce récit qui débute par un serpent proférant une question, parlant un langage d'homme, ne peut appartenir qu'à ce type de récits qui comprend la fable, la parabole, l'allégorie ou la métaphore, tout type de récits qui, pour parler de la vie intérieure et de ces aléas, empruntent ses éléments figuratifs à la réalité extérieure, supposée communément appréhendée et universellement connue. Lorsque la métaphore s'étend à l'ensemble du récit, il s'agit d'un mythe. Le transfert métaphorique s'étend des éléments extérieurs, physiques au processus de la réalité intérieure ou psychique. Il ne se saurait s'agir ici d'un récit objectif, historique, relatant les péripéties d'un temps où l'homme eût pu converser avec les animaux, comme Saint François d'Assise prêchant aux oiseaux - encore qu'il ne fût pas dit que les oiseaux lui eussent donné la réplique -. Il s'agit d'une histoire ayant pour scène la réalité intérieure, la psyché. Aussi le serpent, la femme, l'arbre et le fruit ne parlent-ils pas de créatures, d'objets vivants ou existants, mais d'éléments de la psyché ainsi condensés, cristallisés, sous forme de symboles, ou d'icônes.     

    L'icône archétypale est comme l'arbre, lequel se nourrit par les racines qui plongent dans les profondeurs souterraines pour en obtenir la dynamis, force et sève, qui va tordre le tronc et lancer les branches dans la lumière, avant de produire des fruits aussi appétissants et convoitables que ceux de la connaissance, objets de désir, de préhension, de manducation, de mastication, de digestion et d'assimilation qui assouvissent la faim de l'esprit et la soif de l'âme, de l'animus et de l'anima, de la conscience et de la subconscience.

    Notre mythe parle du serpent, plus fin, plus nu, plus simple que le sont tous les animaux que le dieu créateur a faits. Le serpent, que le dieu créateur paraît n'avoir pas fait, serait aussi vieux que le dieu créateur, plus vieux peut-être.

    Le serpent est une ligne droite ou courbe, une abstraction incarnée, qui n'a ni commencement, ni fin, et est susceptible de toutes les métamorphoses. Il sort d'une bouche d'ombre, faille ou crevasse, pour cracher la vie ou la mort en se dressant, raide comme un sexe mâle, ou alors il se love, comme une femelle, étreint et étouffe avant de rejoindre l'obscur, la nuit souterraine, le chaos originel, l'indifférencié primordial, en deçà du bien et du mal. Animal à sang froid ovipare, il ondule sur le sol, s'enroule autour des racines torturées ou des branches basses de l'arbre, ondoie dans l'eau, pour croître il mue, perdant sa vieille peau pour en revêtir une nouvelle ; image vivante de la diversité des manifestations, des disparitions et des renaissances.

    Aussi incarne-t-il la psyché inférieure, incompréhensible et mystérieuse. Il est le vieux-dieu ; maître du principe vital et de toutes les forces de la nature, du désir premier, de l'éros - en arabe le serpent se dit el-hayyah et la vie el-hayat ; Êve en hébreu se dit Hawwah, forme ancienne de Hayyah, vivante -. Il est aussi l'image du concept de volonté de Schopenhauer, en tant que poussée inconsciente, par essence au-delà ou en deçà de la conscience, qui fait que chaque être veut être ce qu'il est.

    La femme est ici l'icône de la part féminine de l'âme, l'anima, illustrée par la vulve, qui est ouverture vers le mystère matriciel de la fécondation nocturne et aquatique ; bouche d'ombre qui aspire la virilité et expulse la vie. Par extension, l'image devient un trou - en hébreu la femelle se dit nqeba ou trou - ouvrant sur l'abîme inconnu, qui renvoie à la mer primordiale, la panthalassa, ou à l'eau première dans laquelle serpente le spermatozoïde vers l'œuf ovulaire. Aussi l'anima est-t-elle l'interface de la conscience avec le subconscient, le symbole d'ouverture aux richesses secrètes, aux connaissances cachées ; elle est la personnification de l'âme humaine antérieure au langage, de la psyché pré-linguistique, de l'univers intérieur, de la part féconde de l'être encore inaccompli.

    En ce sens, la rencontre du serpent et de la femme va de soi ; elle est inéluctable, comme l'est le seul dialogue possible qui s'ensuit, centré sur le désir.

    Tout débute par une cette interpellation essentielle : « Y a-t-il une limite au désir, à ma liberté ? » Le serpent ne peut connaître autre chose que la force de son désir, il ne connaît pas l'interdit, il lui est antérieur, il en est en deçà. 

    L'anima intuitivement connaît l'obstacle : « Il y a un interdit, il y a une impossibilité à connaître le réel, à connaître le tout ». Ishah, épouse de Ish, l'anima épouse de l'animus, répond : la seule limite est celle de l'être, que je ne peux connaître, appréhender, consommer ; il y a un empêchement, une impuissance à la connaissance sauf à mourir, soit à renoncer à mon être ontologique.   

    L'éros primordial, indifférencié, qui ne connaît que la seule puissance de son désir ne peut que répliquer : « Tu peux dépasser cet interdit, il n'y a pas d'impossibilité, il n'y a pas de limite et tu existeras et tu seras comme dieu, sachant qui tu es, pourquoi cela est et pourquoi tu es. » 

    Au contraire de ce qu'affirme l'opinion commune, ce texte n'a pas trait à l'existence du mal ou à l'explication de sa présence, mais à la condition humaine essentielle. A priori, le serpent n'est pas plus l'image de satan, du prince noir, que celle du menteur, du tentateur rusé ; il n'est que le protagoniste d'une tragédie ; celle de la conscience.  Le mythe dit que le serpent pose une question ; de fait, il ne pose pas de question, il est l'incarnation du désir, du désir de prédation, de consommation, celle du vouloir vivre absolument, du vouloir s'accomplir. Le serpent est fidèle à sa nature qui est hiérophanie du sacré naturel, du désir primordial ; il ne ment pas, il pousse le désir au-delà des limites de l'innocence, il pousse le désir à se réaliser, conformément à sa nature. La femme est fidèle à sa nature d'âme désirante, innocente encore, tant que le fruit n'est pas consommé par son homme.

    Où est la faille ? Elle est à rechercher dans le tu affirmatif : tu ne mourras pas, tu seras comme dieu... alors que l'interpellation divine première est un tu prohibitif : tu ne mangeras pas.

    Le désir individue la créature et la pousse à devenir un être-en-devenir, en projet. Le désir de l'ego pour être. Le désir ne peut que s'adresser à la part de l'être encore inaccomplie, la poussant naturellement à s'accomplir. Cette interpellation plaît à la créature qui prend conscience d'elle-même sous un mode féminin, et qui voudra prendre conscience du tout sous un mode masculin. C'est la naissance du sujet auquel il manque encore l'existence.

    La femme prend un fuit et le mange, elle en donne aussi à son homme, avec elle il mange.

    Le troisième protagoniste est l'homme, le mâle, l'adam, le glébeux ou mieux l'homme-quoi. Ce mâle est étrangement absent jusqu'alors, étrangement passif, il entre en scène pour l'action décisive qui dénoue la tragédie ; avec sa femme il mange. Il accepte passivement l'offrande de la femme ; son pouvoir décisionnel ne fait que valider, qu'enregistrer le désir de sa femme. Il n'agit pas, ne se souvient pas de l'interdit divin, mais il partage le désir de sa femme ; en désirant s'accomplir par la connaissance du tout il devient l'homme-pourquoi, et l'esprit à la suite de l'âme consomme le fruit de l'arbre de la connaissance ; ils deviennent connaissants.

    La conscience du sujet par lui-même peut alors survenir, mais elle saisit d'emblée ses limites et l'altérité de son rapport à soi et à l'être, et son impossibilité à l'appréhender - elle est nue, seule connaissance immédiate possible.

    L'homme, fidèle à son désir, fidèle à sa nature d'homme-quoi devenu homme pourquoi, viole l'interdit divin. L'adam se découvre nu, honteux, humilié ; il se connaît dans sa finitude. Le serpent n'a pas menti. Il n'est pas dieu, mais il est comme dieu ; il connaît son désir d'être absolu, et se découvre être limité, relatif, contingent. L'homme n'est pas mort foudroyé - dieu prendra d'ailleurs les mesures pour que l'homme ne mange pas de l'arbre de vie auquel il n'avait pas encore touché -, mais la réponse n'est pas celle que l'homme attendait. La réponse est la découverte de sa nudité, de son altérité avec le divin, et de ses conséquences. Il ne meurt pas, il a renoncé à Soi pour le moi ; il n'est plus, il existe. Il est connaissant d'une connaissance immédiate, intuitive, nue ; il lui reste à connaître l'essence de la connaissance.

     


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