• Penuria nominum

     L'esprit ne règne que sur le royaume des esprits, des phantasmes, des mirages convoqués, des souvenirs contraints, des concepts stylisés.            

    Cet univers subjectif est aussi limité, restreint et sans cesse confronté à l'univers illimité, infini, qui ne saurait être intériorisé dans sa globalité. L'inventaire des noms est lacunaire. La langue est inapte à répertorier l'ensemble du réel, est incapable de désigner d'un nom propre chaque aspect de la réalité. Le pourrait-elle que toute communication serait rendue impossible, sauf à exiger de chaque locuteur qu'il connaisse un nombre infini de noms.

    La conséquence de cette pénurie des noms ou penuria nominum est que le nom ne sera que rarement un nom propre, comme les noms bibliques de l'état édénique, mais un nom commun, un nom qui désigne une épure, une abstraction épurée de tout accident et de toute qualité singulière, un objet qui n'existe pas, qui n'est même plus un simulacre. Le cheval n'existe pas au contraire de ce cheval blanc qui court dans le pré. Le cheval n'est que l'intitulé d'une définition (au sens propre, définir revient à indiquer où cela finit, à en indiquer les limites), qui, stylisée, comprend les caractéristiques propres à cet animal et qui permettra de désigner de même manière toute créature qui présenterait ces caractéristiques, lesquelles doivent être suffisamment générales pour ne pas se restreindre inutilement à quelques individus et suffisamment singulières pour permettre la distinction et exclure la confusion entre un cheval et une tortue par exemple. Le cheval est aussi le symbole, soit le moyen de convoquer une chimère, un fantôme, une image, une entité singulière de l'imaginaire dont les caractéristiques doivent correspondre à celles que le nom impose.

     

    Le nom, par nature, est un nom commun qui dit une chose singulière en utilisant un phantasme général, un archétype, et la pensée s'épure du concret vers un concret simplifié, vers l'abstraction, se schématise, se simplifie comme le phonème lui-même qui usé par les milliers de palais qui le profèrent perd quelques syllabes. L'image ainsi abrégée dans l'abstraction devient un concept.

     

    La philosophie appelle essences de telles abstractions ; elle a souvent confondu ces chimères avec la réalité, allant même jusqu'à leur prêter une réalité, une existence singulière, et prétendre que ce cheval qui broute l'herbe grasse de ce pâturage ne serait que l'incarnation particulière et imparfaite du cheval essentiel, parfait et absolu. Se laissant totalement abuser par les fantômes-symboles de la pensée et du langage, dans une crise de schizophrénie de la pensée, elle ira jusqu'à créer un monde de purs concepts organisés et hiérarchisés, dont le monde réel ne serait que le reflet, alors que l'inverse est vrai.

     

    En 1899, Sigmund Freud a écrit, soudain, dans un livre sur le rêve, cette phrase : « Das Denken ist doch nichts anderes als der Ersatz halluzinatorischen Wunsches. » La pensée n'est pas autre chose que le substitut du désir hallucinatoire.  Songe (Ersatz, simulacre) et désir - expression de la pulsion vitale - sont les mots où joue notre langue.

     

    Une autre raison explique aussi la penuria nominum : de fait, le langage n'a pas pour but de dresser l'inventaire sans fin de l'univers, mais de définir un être-là singulier face à la réalité ; les rudes premiers mots furent inventés pour repérer l'abri, le chemin possibles, le végétal pour la cueillette, l'animal mais comme gibier ou prédateur, pour dessiner une relation particulière avec la réalité ; une langue du lieu vécu, du projet d'un clan, du sens partagé par lui ; « La langue était espérance. » (Yves Bonnefoy, in Du haïku, préface à Haïkus anthologie, éd. Fayard, coll. Points Poésies, n° p1450, 2006). En ce sens, le nom appelle ipso facto le discours, celui des valeurs et du projet partagés, après le quoi est-ce vient le pourquoi est-ce.

     

    Aussi le quoi est-il lancé dans l'espérance, dans l'espoir qu'il soit précisé grâce aux noms connus des parents, des anciens, des membres de la communauté. Le quoi et le pourquoi sont un appel à dialoguer avec la mémoire collective, partage d'expériences et transmission du savoir ; un appel à entrer dans la culture tribale, sociale, un appel au dialogue ; ils seront aussi lancés pour provoquer l'acte de penser - qui n'est qu'une forme de dialogue, celui-là intime, de soi à soi, de l'âme avec l'esprit - , mais toujours ils convoqueront la parole, le verbe, le langage, de sorte que ce qui peut être pensé ne le sera jamais que par le langage et dans les limites du langage, pour dessiner la forme singulière d'un être-au-monde.

     

    La langue qui nous préexiste et nous survit, que la mère transmet par mimétisme à l'enfant qui tête le lait de sa mamelle et la culture de sa bouche, et se procure ainsi les signes et la logique de leur agencement, pour appréhender le monde en accédant à la mémoire collective, permet à la conscience de surgir au monde et de s'entretenir avec lui. Mais ce monde est plus vieux qu'elle ; elle prendra part à un entretien qui a déjà commencé. « Dès que nous commençons à penser, nous découvrons que nous appartenons à un monde déjà là, fait de perceptions et d'objets, d'idées et de normes. Cette appartenance, nous ne pouvons l'aborder qu'avec un langage qui, lui aussi, nous précède... » (Michaël Foessel, in Le langage et le monde, présentation de textes de Paul Ricoeur Anthologie, éd. Du Seuil, coll. Points-Essais n°576, mars 2007)  

     

    Le locuteur emprunte le nom à une langue séculaire, épaissi par les couches de sens que lui ont conféré les ancêtres ou ses précédents utilisateurs. Couches de sens qui sont réactualisés par la parole. Aussi tout nom est-il porteur des différents sens qu'il a historiquement hérités.

     

    Le nom est aussi signe, grâce auquel par le biais du ceci-fait-penser-cela, par les procédés de l'analogie, de la métaphore, de la comparaison, de la métonymie, de la synecdoque, son sens est étendu à d'autres entités.

     

    Aussi le nom a-t-il souvent plusieurs sens. C'est ce qui s'appelle la polysémie, que l'ouverture d'un dictionnaire, et la lecture de l'une quelconque de ses rubriques, permet d'illustrer. Un autre exemple est donné par l'écriture des langues sémitiques, lesquelles ne transcrivent que les consommes à l'exclusion des voyelles ; la lecture d'un seul mot ne permet pas d'en découvrir le sens univoque, mais reste ouverte à la pluralité des sens possibles, selon l'adjonction respectives de diverses voyelles non écrites. Le sens est dégagé par l'utilisation du nom. Or le nom s'utilise au moyen d'autres mots, pour former la phrase.

     

    Contrairement au nom, la phrase n'est pas empruntée à la langue, à un système préexistant. La phrase est inventée par le locuteur. La juxtaposition des noms, combinée selon la logique imposée par le système linguistique utilisé, permet de dégager le sens de chaque nom utilisé et d'exprimer un autre sens global. La bouche fermée, la phrase se dissout comme une fumée, et les mots utilisés qui avaient été empruntés à la langue sont rendus à ce système, mais chargés de la fine pellicule de sens, laissée par leur récente utilisation. Le sens est crée par la phrase, par le discours, par la parole, par l'avènement de la parole au sens (cf. Paul Ricœur, Le Conflit des événements, « La structure, le mot, l'événement », p. 92-95, éd. du Seuil, 1969).

     

    Il convient de compléter le sens de cet événement par ce qui est à l'origine du langage ; son appel au dialogue.

     

    « L'événement complet, c'est non seulement que quelqu'un prenne la parole et s'adresse à un interlocuteur, c'est aussi qu'il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle. » (Paul Ricœur, Temps et Récit I, p. 147-148, éd. du Seuil 1983, « Points Essais » 1991, cité in Anthologie, Le sens et la référence de l'œuvre, p. 136, éd. du Seuil 2007, in « Points-Essais » n°576, 2007). Aussi peut-on affirmer que « le langage est orienté au-delà de lui-même : il dit quelque chose sur quelque chose » (cf. idem). Le langage, comme le nom, est métaphorique stricto sensu ; il porte son sens au-delà (meta) de lui-même. Il « (...) se sait dans l'être afin de porter sur l'être » (cf. ibidem, p. 137), afin de proposer un sens.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :