• Au commencement était le verbe ou la naissance du langage

    L'homme est un animal, un mammifère euthérien, placentaire. 
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    Aux yeux de l'humaniste, l'affirmation de notre animalité peut paraître iconoclaste ou blasphématoire. Le ressort de la culture et de la civilisation ne réside-t-il pas dans la volonté sinon de la nier du moins de l'occulter, au mieux de la surpasser, au pire de la tenir à l'écart ou de l'enfouir dans le tabou, dans le péché ou la détestation de l'impureté, toujours liée à la chair, manifestation trop évidente de cette part réprouvée, et par là même affirmée et confirmée ? - La tragédie de la civilisation ne réside-t-elle pas dans cette volonté si forcenée de vouloir humaniser l'animal humain qu'elle finit par le déshumaniser ? - Il n'en reste pas moins que la définition zoologique de l'homme a le mérite d'une évidence incontestable : l'homme est un « (...) mammifère primate de la famille des hominidés, (...) » (Le Nouveau Petit Robert, 1967, ad homme)
     

    Cet animal, dont la femelle porte des mamelles, se distingue en premier lieu par la bipédie de son maintien et de sa marche, en second lieu par sa faculté langagière, laquelle aurait été rendue possible par sa stature verticale qui, rejetant le crâne en arrière, aurait permis la descente du larynx et le développement des organes vocaux.
     

    La parole caractérise ce primate singulier. Un singe ordinaire peut se tenir debout, épisodiquement, comme un ours, ou plus durablement comme certaines races de gorilles ; aucun mammifère ne peut user d'un langage élaboré comme l'hominidé. L'homme est un singe, un gorille, un loup, un lynx, quelque fois un mouton ou encore un rat, voire un chien et même un cochon ou une taupe qui se tient debout, mais qui parle et qui, ainsi, est homme. Le verbe est humain. Tout ce qui est humain relève du discours. Toute action humaine individuelle ou collective relève du discours et ne peut être décodée que par le discours. La parole est la matrice de la conscience, de l'intelligence, de la préhension et de la compréhension humaines du réel.
     

    Mais, comme tout animal, l'homme est le jouet d'une pulsion fondamentale, celle du vouloir vivre qui participe du vouloir être, commun à tout être. Cette volonté animale revêt la double forme de l'instinct de survie, qui, par extension, génère les passions égoïstes, et de l'instinct de reproduction ou de se survivre, attirance vers autrui dans son altérité et sa complémentarité à la source des sentiments altruistes comme la générosité, l'amitié, la sympathie, la pitié, l'amour ou encore le désir érotique. La pulsion vitale est aussi le principe des émotions primordiales : l'attirance et la crainte, l'attrait et la fuite, le désir d'un bien ou de ce que l'on suppose tel et la répulsion d'un mal ou de ce que l'on devine tel, le bien étant défini comme la qualité de l'objet susceptible de nous contenter, de nous satisfaire, de nous procurer du bonheur ou du plaisir, a contrario le mal désignant ce qui peut nous nuire, nous menacer ou encore nous causer quelque malheur ou douleur. Le désir essentiel de vivre, la recherche du plaisir et l'évitement de la douleur, est secondé par cette faculté étonnante qu'est la mémoire.
     

    Sans souvenance, un être vivant ne saurait survivre dans son environnement, impuissant qu'il serait à s'y adapter. La mémoire permet, par la comparaison entre ce qui est et a été, de reconnaître une expérience. Elle permet de rendre « présent » ce qui est absent ; elle fait sentir un parfum depuis longtemps dissipé, entendre un son silencieux, voir un spectacle qui n'est plus qu'un mirage, mais qui émeut encore. C'est la matière première des « phantasmes » (au sens de l'image non seulement picturale mais aussi olfactive, auditive, gustative, tactile, affective) soumise au dynamisme de l'analogie, de l'association d'idées, du ceci-fait-penser-à-cela, qui est aussi le moteur propre aux rêves et à ces rêves éveillés que produit l'imagination, laquelle, partant du connu, permet d'aller à l'inconnu et de l'appréhender.
     

    Mais face à l'inconnu, qui n'est pas encore répertorié dans le champ de la mémoire ou qui ne rentre pas encore dans l'une des catégories de son inventaire, l'animal est incapable de savoir s'il est hostile ou bénéfique, ami ou ennemi. Alors l'esprit est comme une gazelle ou une panthère qui cesse de se désaltérer, redresse la tête et tend l'oreille, tous les sens aux aguets, sur le qui-vive, le quoi-arrive. L'inconnu mobilise l'attention, nous rend présents à la réalité insolite, nouvelle, encore innommable, inqualifiable, indéfinissable, ineffable, une réalité antérieure à l'expérience et au langage. Instant étonné où le monde comme représentation glisse vers le monde comme expérience. L'attention nous force, nous contraint à la présence face au réel, dans un sentiment où se mélangent crainte et désir encore indistincts. Umberto Ecco précise cette attitude en parlant d'indexalité ou d'attentionnalité primaire : «La fixation de l'attention a même lieu avant la curiosité, avant la perception de l'objet en tant qu'objet. C'est la décision encore aveugle par laquelle, dans le magma de l'expérience, j'individue quelque chose dont je dois rendre compte.» (Umberto Ecco, Kant et l'ornithorynque, éd. Grasset 1999, Le livre de poche n° 15026)
     

    Mais la pulsion vitale pousse l'esprit à ne pas rester dans l'inconnu, à ne pas se figer dans l'attention. La gazelle, trop longtemps immobilisée, risque de se voir définitivement immobilisée par le bond du prédateur ; la panthère trop longtemps vigilante risque de laisser le temps à sa proie au discernement plus rapide de prendre la fuite. Rien n'est pire pour le vivant que l'inconnu fascinant, ce mélange de répulsion et d'attirance.
     

    Or chez l'homme, pour les dépasser, de tels instants font ipso facto l'objet d'un acte de communication. Face à un fait saillant, insolite, inattendu ou surprenant, tel un lapin blanc qui saute d'un chapeau noir posé sur la table devant lui, l'homme éprouve le besoin de le signaler à ses semblables, de pointer l'index, de pousser un cri, de tirer son congénère par la manche et de partager avec lui cette expérience. Cette propension à partager sa curiosité, manifestée dès la petite enfance, serait systématique chez l'humain ; certains allèguent qu'il s'agit d'une attitude-réflexe propre à l'homme, qui serait à la source du langage, alors chargé de signaler à autrui le fait insolite. L'enfant, une fois nourri, reposé, après qu'il a suffisamment joué, qu'il a identifié ses géniteurs ou les substituts de ceux-ci, placé face au réel, qui lui est naturellement insolite, qui lui apparaît toujours dans sa fraîcheur et son innocence comme un lapin blanc qui saute d'un chapeau noir, se met à poser ces questions fondamentales quoi et pourquoi.
     

    L'esprit humain traduit l'étonnement de l'instant insolite ou saillant par le langage, par la question quoi-arrive, ou mieux par la question première, quoi, lancée par cet esprit qui ne supporte pas, qui n'accepte pas l'inconnu. Aussi la question de l'homme est-elle un appel. Un appel au secours ; un appel au dialogue. Le non-nommé appelle à être nommé, le sans-nom appelle le nom, la question appelle la réponse, le langage appelle le langage. Le nom appelle d'autres noms, il appelle la phrase ; la phrase appelle d'autres phrases, elle appelle le discours, qui lui-même en appelle d'autres. La parole invite la langue en acte.
     

    Plus précisément le nom général de la question appelle le nom particulier de la réponse. Quoi sous-entend quoi est-ce : certes cela est, mais cela est quoi plus précisément. Le quoi est-ce est la désignation générique du réel, mais qui ne dit rien d'autre que cela est, ce qui est insuffisant pour déterminer notre mode de relation avec cela qui est et partant insuffisant à l'appréhender. Le quoi est-ce est une tentative encore maladroite de prédation, de préhension, d'appréhension du réel, d'un fragment individué de celui-ci, qui cherche à se réaliser en appelant le nom, lequel servira à définir notre qualité de relation, notre mode de présence avec cela qui est. La question est une assertion qui étant trop générale demande à être précisée, singularisée, personnifiée. La question est un nom propre a contrario qui convoque son contraire. 

     


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