•  Ce récit n'est-il pas enfin la matrice de tout récit et de tout traité philosophique, n'est-il pas le récit dans son principe ? Qu'y a-t-il à l'origine de tout récit, de tout discours, sinon un désir de sens, sinon un désir de connaissance ? De quoi parle tout récit sinon de ce désir et de cet effort ?

    À l'origine de toute histoire, qu'elle soit du genre épique ou tragique, qu'elle soit une épopée chevaleresque initiatique ou romantique, un roman policier ou d'aventure, il y a, confondues, une transgression, qui est mutation, retournement, conversion, et une quête de sens figuré sous la forme d'un fruit appétissant, d'un trésor ou d'une femme.

    Tout récit, toute histoire dit en substance notre effort d'exister et notre désir d'être, notre effort de conscience et de sens ainsi que notre désir de sens et de conscience, qui se déploient dans le verbe et par le verbe, dans le discours et par le discours.

    Par le verbe, notre désir de connaissance nous condamne à l'effort de la connaissance, qui est notre histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire sinon une nouvelle recherche de sens, un dialogue perpétuel avec les dieux, qui permet à l'homme de passer l'homme ?


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  •  Ce dieu, indifférent à la tragédie qui se noue, ou impuissant à la déjouer, qui avait indiqué ou instauré la loi, ne fait rien ou ne peut rien faire pour empêcher son violement très prévisible. Il se retire de la scène et y revient pour dresser le simple inventaire des conséquences de l'acte ou pour le sanctionner.

    Or si la condamnation punitive est envisageable, le pardon réparateur l'est aussi. Aussi pourquoi dieu n'a-t-il pas pardonné ? Ce que paraît admettre le texte coranique qui laisse entendre que dieu le miséricordieux ne pouvait qu'accorder sa miséricorde à l'adam repentant, mais, même pardonné, l'homme n'est pas moins condamné à l'exil - étrangement, dieu pardonne mais condamne, plus précisément dieu pardonne (ce qui est de son ressort) mais demeure impuissant à corriger les conséquences inéluctables de l'acte interdit -. Pourquoi cette impuissance du dieu coranique tout-puissant ? Pourquoi le dieu hébraïque masque-t-il un constat fatal sous la sanction ? Pourquoi le dieu chrétien n'a-t-il pas béni et absout ce dérapage de la pulsion vitale, en la réorientant ?  

    Si l'homme avait été maintenu en paradis, le texte biblique et coranique n'existerait pas plus que l'homme et pas plus que dieu. En ce sens, l'homme naît grâce et en dépit de dieu ; dieu naît grâce à l'homme, lui-même ne pouvant échapper à son être et à son histoire.

    Ce drame peut aussi se traduire, en termes imagés à l'aide de l'axiome selon lequel dieu serait le nom collectif de dieux mineurs, à l'aspect monarchique d'origine sumérienne, nommé par simplification el-ohims.

    El-ohims n'a pas crée l'univers, mais l'a ordonné ; il n'est pas l'être, mais sa valeur. Il est soumis aux impératifs de l'être, mais lui donne sens et loi. Il est l'antithèse du vieux-dieu qui maîtrise le principe vital chaotique, désordonné. Il réserve les fruits de l'arbre de la connaissance et ceux de l'arbre de vie pour son usage exclusif. L'homme est crée pour servir, pour cultiver le jardin, le domaine du dieu. L'homme subverti par la violence du désir premier ne suit pas le conseil du dieu, lequel ne peut que constater les dégâts commis par cette incartade. L'homme ne peut plus servir, il est devenu comme le dieu, lequel craint alors qu'il mange aussi les fruits de l'immortalité. Le dieu ferme éden, désormais privé de serviteur.

    L'être au sens de valeur n'a plus ni feu ni lieu. Le dieu n'a d'autre alternative que de chercher l'homme dans son existence. Le dieu n'étant pas maître de l'existant, l'homme seul, aussi misérable et infirme soit-il, est à même de servir et de préserver la valeur de l'être, dont il est le dépositaire. Dieu ne cesse de l'interpeller, il ne peut que répondre : « Je suis nu ». Nu, mais en charge d'éthique, dont il sera le serf, à la sueur de son front.

    L'autre hypothèse prend en compte les dieux postérieurs qui ont grandi ; Yhwh, Dieu Trinitaire, Allah, divinités devenues synonymes à la fois de l'Être, qui est le Tout, et de l'Au-delà du Tout. Yhwh-Dieu-Allah a crée le Tout ex nihilo ; Il comprend le Tout et le Tout ne le comprend pas. L'homme est son reflet. Yhwh-Dieu-Allah sait l'homme faillible, mais il se retire partiellement, il fait retraite en tant que valeur - pour laisser place à l'homme, le laisser accomplir son destin, sachant que sa place est dans l'existence où il sera appelé à rendre compte de la valeur de l'Être, seule créature capable de remplir une telle mission, car seule créature dotée de langage.

    Car le dieu moderne est non seulement le Nom mais surtout celui qui dit JE SUIS par la bouche de l'homme. Le dieu moderne a besoin de l'homme pour se dire, soit pour être en tant que conscience et que valeur, à tel point qu'il s'incarnera en chair d'homme pour se manifester parfaitement, ou en paroles, en texte récité pour se dire clairement. La science de l'étant, la connaissance, le sens de l'existant n'est pas dans l'étant, mais il a besoin de l'étant pour se déployer, pour s'exprimer. Le dieu moderne comme le dieu ancien a un désir d'homme. A contrario, l'hominidé désire  être Homme.

    Ce texte, en substance, ne dit pas autre chose : la parousie de la conscience ne peut advenir que si dieu ou le sens ontologique se retire. Il ne serait pas déraisonnable de souligner que l'épisode serait survenu le 7ème jour, celui du shabbat, le jour où dieu arrête tout son travail pour faire, où dieu se retire de sa création, fait tsim-tsoum selon la thèse cabalistique, pour laisser place à sa création, à la liberté de l'homme. Il est piquant de constater que le shabbat est dévolu à la quête de la connaissance.  

    L'Homme ne peut advenir que dans et par l'existence, grosse de fécondité et de prospérité mais aussi de sueur et de souffrances, mariage du désir et de l'effort. 

    « Cet effort est un désir parce qu'il n'est jamais satisfait, mais ce désir est un effort, parce qu'il est la position affirmative d'un être singulier (...). Effort et désir sont les deux faces de cette position du Soi dans la première vérité : je suis. (...). (Paul Ricœur, Le Conflits des interprétations, « Herméneutique des symboles II », p. 320-325, éd. du Seuil 1969, « Points Essais » 1991, cité in Anthologie, p. 52, éd. du Seuil 2007, « Points-Essais » n°576, 2007).

    Mais ce texte, parce qu'il est récit, est aussi une définition de notre réflexion en tant qu'appropriation de notre effort d'exister et notre désir d'être, par le biais du discours grâce auquel l'homme peut organiser l'univers et faire en sorte que l'Être en tant que sens et valeur puisse exister, et faire en sorte qu'il devienne Homme.

    Dans sa quintessence, ce récit dit que l'existence est première, elle n'est ni une prison, ni une salle d'attente ; elle est  l'espérance.


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  •  La vision traditionaliste du récit est connue, elle est résumée par le texte coranique. La pulsion du désir originelle devient le satan, expression du mal désordonné qui s'oppose à l'ordre divin qu'il tente de disloquer. Il est renvoyé aux souterrains infernaux. L'existence est maudite, la matière est mauvaise, l'homme a chuté, il est en exil dans une vallée de larmes, puni à jamais pour sa faute unique dont satan est en fait le responsable. Il conserve le souvenir de l'éden qu'il transforme en promesse de paradis pour immortels - ce faisant il conserve et assouvit son autre désir, son hybris d'immortalité -, il jouit de nulle liberté mais assume la responsabilité de la sanction et le poids de sa culpabilité. Le salut et la récompense ne peuvent venir que de la miséricorde divine ; la seule liberté de l'homme se résume à une métaphore, la recevoir comme un vase vidé de l'ego, ou la décevoir comme un vase plein d'ego - .

    Les moines puritains, torturés par la morsure du désir sexuel insatisfait, ont confondu le désir primordial avec la libido ;  ils ont condamné l'expression naturelle de la chair, le sexe, et l'objet de leur désir, la femme, aidés en cela par le fait que cette créature fragile avait été tentée par le malin. La vie, le monde, l'existence étaient condamnés, le salut ne pouvait survenir que sub specie generali, que dans la désincarnation, reléguant aux enfers le serpent et la femme, image de la vie et de la chair. Ils crurent unir dieu et l'homme, en tant qu'esprit libéré de la chair, au paradis des essences platoniciennes, oubliant que l'entrée de l'éden est condamnée par les kerouvims avec l'épée aux spirales de feu.

    Ce texte a légué à l'occident, pour le meilleur et pour le pire, le sens du tragique, un sentiment de culpabilité mais aussi l'intuition de la liberté et de la responsabilité humaines, la nostalgie du paradis et l'ambiguïté de sa promesse existentielle, la sujétion sociale de la femme et la détestation de la chair, ainsi que... l'amour des jardins.

    Une lecture pourrait être prophétique ; il s'agirait de lire ce texte dans son actualité, comme s'il était rédigé aujourd'hui et parlait de l'humanité présente.

    La nouveauté du mythe est de rendre l'homme responsable de sa condition, de promouvoir l'éthique au sein du tragique - le caprice divin ou l'absurdité moderne sont bannies -, mais aussi de proclamer que la conscience naît d'une transgression, d'un désir d'au-delà de la limite, un désir d'être un être-en-devenir, consubstantiel à la nature humaine.

    L'homme naît en se posant nu face à dieu qui l'appelle et le promeut à l'existence.

    Telle est la grandeur de ce texte, par lequel l'homme se proclame responsable de son sort et de son destin, tout en soulignant qu'il n'en est pas coupable, qu'il n'en est pas le maître. L'homme proclame sa liberté lucide, sa condition de « serf-arbitre », le paradoxe de sa liberté et de sa conscience en-devenir. 

    Une véritable tragédie. Les protagonistes ; l'homme et la femme, encadrés par le serpent ou vieux-dieu et dieu ou le nouveau-dieu. Tout est d'emblée prévisible : l'interdit et son violement, le désir d'absolu et la catastrophe cosmique - le sol édénique, domestique, devenu sauvage. Le héros, l'adam, homme-quoi devenu homme-pourquoi, reflet ontologique du nom divin - JE SUIS -, effacé par le je veux être existentiel, innocent et coupable. La parenté avec les poèmes de la tragédie grecque est frappante : même élan irrépressible, même dévoilement, même retournement.

    Ce texte renvoie au paradoxe de la question qui le fonde, à ce pourquoi qui est transgression et fondation. Il tente de répondre à la question primordiale du pourquoi - quelles valeurs devons-nous attribuer à cela, quel sens y donner, comment nous comporter face à cela qui est, face à nous-mêmes, face à soi-même, c'est-à-dire face à dieu -, et laisse la question ouverte en nous renvoyant au paradoxe de notre liberté, à la nudité de notre moi, à notre soif de connaissance absolue, à notre nostalgique désir de l'éden, et in fine au procès de l'homme en-devenir et au procès de dieu, ainsi qu'à leur dialogue incessant.

    Il renvoie au paradoxe divin, d'un dieu absent et présent.


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  •  Le texte continue.

    Dieu qui a indiqué l'existence de l'obstacle ou qui a instauré l'interdit, qui a fait connaître l'existence de la loi ou qui l'a édictée, présent dans ce dialogue en tant que référence extra-textuelle - la Loi -, mais qui est demeuré étrangement absent en tant qu'acteur, se fait à nouveau présent, sous une forme différente, étonnante.

    Dieu cherche l'homme. Dieu appelle l'homme qui se cache.

    L'homme répond « je - j'ai entendu ta voix dans le jardin (....) » ; profération affirmative, originelle, du sujet qui permet d'instaurer le premier dialogue entre l'homme et Dieu.

    « Où es-tu ? (...)

    - Je suis nu, et me suis caché.»

    J'ai peur, j'ai honte, je suis nu, je me cache. J'ai honte de mon animalité, de ma faiblesse, de ma nudité. Je suis absent, hors de l'intime de l'être. Je me sais séparé de Soi. Posé nu face à l'Altérité absolue qui m'interpelle.

    En termes juridiques, l'homme assume une responsabilité causale objective, une responsabilité sans faute. L'esprit répond : ce n'est pas ma faute, ce n'est pas mon choix, c'est la faute de la part féminine de mon être, de ma nature inconsciente, de la nature de mon âme. L'âme répond : ce n'est pas ma faute, c'est la pulsion divine, originelle, très antique, qui m'a emportée. Le serpent ne répond rien, il n'est même pas interpellé. Étant le vieux-dieu, il ne peut accuser dieu de l'avoir ainsi créé, il ne peut exprimer qu'un désir désordonné qu'il est incapable de justifier ou de penser ; il se tait.

    Le vieux-dieu est détrôné. L'élan vital, le vouloir-être, le vouloir-vivre, l'éros originel est désacralisé ; il n'est plus divin, comme ne le sera plus non plus la nature ou la matière. C'est la rupture radicale avec l'immanence païenne ou animiste, l'affirmation de la transcendance, absolue.

    Le dialogue s'achève par un triple constat, ou une triple sanction : le désir primordial ne peut être que matériel, l'âme est soumise à l'esprit, et l'esprit est condamné à questionner un réel désormais rugueux, conscient de son être-là-pour-la-mort, n'ayant d'autres ressources désormais que d'interroger sans cesse l'horizon de cette terre d'où l'homme vient et où il va.

    Paradoxalement, la hiérarchie désir-âme-esprit-dieu est inversée - et de fait la voie gnostique condamnée sans appel - .

    Désormais dieu est condamné à chercher la conscience humaine qui se dérobe, comme a contrario la conscience est condamnée à vouloir comprendre l'Être qui se dérobe. La primauté de la conscience, se sachant être inaccompli, est instaurée et l'âme, toujours blessée par la morsure du désir, se voulant être accompli, y est soumise ; elle ne cherchera à s'accomplir qu'au service de la conscience. Ses enfants, ses œuvres - synthèse de l'animus et de l'anima - naîtront dans la douleur et l'effort. La pulsion vitale est condamnée à ne pas s'élever au-delà de la poussière, de la matière, à n'être pas plus que ce qu'elle est, incapable d'octroyer une quelconque valeur à l'être, il autorise le mal dont il est le complice et partant, par extension, il est le mal ; le serpent sera réduit à satan - ainsi que le nomme désormais le texte coranique -.    

    Pour l'homme, nulle malédiction n'est proclamée [... tu enfanteras des fils..., tu mangeras du pain... (Le pain céleste, la manne, c'est en hébreu ma - quoi ; la question sera le pain de l'homme, l'homme se nourrira de questions)], mais peines et souffrances sont promises. L'homme sera le serf de la glèbe, non plus le serf de l'éden

    L'homme désormais saisit l'ego dans son désir pour être et dans son effort pour exister. Il sait désormais que la connaissance n'est pas intuitive, qui serait donnée par la consommation d'un simple fruit, mais qu'elle est désir, mais qu'elle est aussi effort.

    Par contre, nul salut n'est promis, nul retour en arrière n'est possible ; éden est interdit, comme est naturellement interdit le retour au sein du ventre de la mère, comme est naturellement interdit le retour au pays de l'enfance.

    L'homme entre dans le temps et dans l'espace. Il entre dans l'histoire. Il existe (de ex-sistere, se placer, se tenir hors de) hors de l'éden ontologique, hors de l'en-tête du texte ; alors celui-ci peut dérouler son histoire et dérouler d'autres textes qui vont témoigner de ce désir d'être et réfléchir sur cet acte d'exister.

    Hors de l'éden, hors du paradis peut se déployer le dialogue de l'homme et de dieu, de l'homme avec l'homme, qui s'interroge sur son être, sur son existence, de l'homme qui devient homme.


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  •  Le serpent interpelle la femme.

    Comme aucun serpent n'a jamais parlé, ni jamais ne parlera, ce récit qui débute par un serpent proférant une question, parlant un langage d'homme, ne peut appartenir qu'à ce type de récits qui comprend la fable, la parabole, l'allégorie ou la métaphore, tout type de récits qui, pour parler de la vie intérieure et de ces aléas, empruntent ses éléments figuratifs à la réalité extérieure, supposée communément appréhendée et universellement connue. Lorsque la métaphore s'étend à l'ensemble du récit, il s'agit d'un mythe. Le transfert métaphorique s'étend des éléments extérieurs, physiques au processus de la réalité intérieure ou psychique. Il ne se saurait s'agir ici d'un récit objectif, historique, relatant les péripéties d'un temps où l'homme eût pu converser avec les animaux, comme Saint François d'Assise prêchant aux oiseaux - encore qu'il ne fût pas dit que les oiseaux lui eussent donné la réplique -. Il s'agit d'une histoire ayant pour scène la réalité intérieure, la psyché. Aussi le serpent, la femme, l'arbre et le fruit ne parlent-ils pas de créatures, d'objets vivants ou existants, mais d'éléments de la psyché ainsi condensés, cristallisés, sous forme de symboles, ou d'icônes.     

    L'icône archétypale est comme l'arbre, lequel se nourrit par les racines qui plongent dans les profondeurs souterraines pour en obtenir la dynamis, force et sève, qui va tordre le tronc et lancer les branches dans la lumière, avant de produire des fruits aussi appétissants et convoitables que ceux de la connaissance, objets de désir, de préhension, de manducation, de mastication, de digestion et d'assimilation qui assouvissent la faim de l'esprit et la soif de l'âme, de l'animus et de l'anima, de la conscience et de la subconscience.

    Notre mythe parle du serpent, plus fin, plus nu, plus simple que le sont tous les animaux que le dieu créateur a faits. Le serpent, que le dieu créateur paraît n'avoir pas fait, serait aussi vieux que le dieu créateur, plus vieux peut-être.

    Le serpent est une ligne droite ou courbe, une abstraction incarnée, qui n'a ni commencement, ni fin, et est susceptible de toutes les métamorphoses. Il sort d'une bouche d'ombre, faille ou crevasse, pour cracher la vie ou la mort en se dressant, raide comme un sexe mâle, ou alors il se love, comme une femelle, étreint et étouffe avant de rejoindre l'obscur, la nuit souterraine, le chaos originel, l'indifférencié primordial, en deçà du bien et du mal. Animal à sang froid ovipare, il ondule sur le sol, s'enroule autour des racines torturées ou des branches basses de l'arbre, ondoie dans l'eau, pour croître il mue, perdant sa vieille peau pour en revêtir une nouvelle ; image vivante de la diversité des manifestations, des disparitions et des renaissances.

    Aussi incarne-t-il la psyché inférieure, incompréhensible et mystérieuse. Il est le vieux-dieu ; maître du principe vital et de toutes les forces de la nature, du désir premier, de l'éros - en arabe le serpent se dit el-hayyah et la vie el-hayat ; Êve en hébreu se dit Hawwah, forme ancienne de Hayyah, vivante -. Il est aussi l'image du concept de volonté de Schopenhauer, en tant que poussée inconsciente, par essence au-delà ou en deçà de la conscience, qui fait que chaque être veut être ce qu'il est.

    La femme est ici l'icône de la part féminine de l'âme, l'anima, illustrée par la vulve, qui est ouverture vers le mystère matriciel de la fécondation nocturne et aquatique ; bouche d'ombre qui aspire la virilité et expulse la vie. Par extension, l'image devient un trou - en hébreu la femelle se dit nqeba ou trou - ouvrant sur l'abîme inconnu, qui renvoie à la mer primordiale, la panthalassa, ou à l'eau première dans laquelle serpente le spermatozoïde vers l'œuf ovulaire. Aussi l'anima est-t-elle l'interface de la conscience avec le subconscient, le symbole d'ouverture aux richesses secrètes, aux connaissances cachées ; elle est la personnification de l'âme humaine antérieure au langage, de la psyché pré-linguistique, de l'univers intérieur, de la part féconde de l'être encore inaccompli.

    En ce sens, la rencontre du serpent et de la femme va de soi ; elle est inéluctable, comme l'est le seul dialogue possible qui s'ensuit, centré sur le désir.

    Tout débute par une cette interpellation essentielle : « Y a-t-il une limite au désir, à ma liberté ? » Le serpent ne peut connaître autre chose que la force de son désir, il ne connaît pas l'interdit, il lui est antérieur, il en est en deçà. 

    L'anima intuitivement connaît l'obstacle : « Il y a un interdit, il y a une impossibilité à connaître le réel, à connaître le tout ». Ishah, épouse de Ish, l'anima épouse de l'animus, répond : la seule limite est celle de l'être, que je ne peux connaître, appréhender, consommer ; il y a un empêchement, une impuissance à la connaissance sauf à mourir, soit à renoncer à mon être ontologique.   

    L'éros primordial, indifférencié, qui ne connaît que la seule puissance de son désir ne peut que répliquer : « Tu peux dépasser cet interdit, il n'y a pas d'impossibilité, il n'y a pas de limite et tu existeras et tu seras comme dieu, sachant qui tu es, pourquoi cela est et pourquoi tu es. » 

    Au contraire de ce qu'affirme l'opinion commune, ce texte n'a pas trait à l'existence du mal ou à l'explication de sa présence, mais à la condition humaine essentielle. A priori, le serpent n'est pas plus l'image de satan, du prince noir, que celle du menteur, du tentateur rusé ; il n'est que le protagoniste d'une tragédie ; celle de la conscience.  Le mythe dit que le serpent pose une question ; de fait, il ne pose pas de question, il est l'incarnation du désir, du désir de prédation, de consommation, celle du vouloir vivre absolument, du vouloir s'accomplir. Le serpent est fidèle à sa nature qui est hiérophanie du sacré naturel, du désir primordial ; il ne ment pas, il pousse le désir au-delà des limites de l'innocence, il pousse le désir à se réaliser, conformément à sa nature. La femme est fidèle à sa nature d'âme désirante, innocente encore, tant que le fruit n'est pas consommé par son homme.

    Où est la faille ? Elle est à rechercher dans le tu affirmatif : tu ne mourras pas, tu seras comme dieu... alors que l'interpellation divine première est un tu prohibitif : tu ne mangeras pas.

    Le désir individue la créature et la pousse à devenir un être-en-devenir, en projet. Le désir de l'ego pour être. Le désir ne peut que s'adresser à la part de l'être encore inaccomplie, la poussant naturellement à s'accomplir. Cette interpellation plaît à la créature qui prend conscience d'elle-même sous un mode féminin, et qui voudra prendre conscience du tout sous un mode masculin. C'est la naissance du sujet auquel il manque encore l'existence.

    La femme prend un fuit et le mange, elle en donne aussi à son homme, avec elle il mange.

    Le troisième protagoniste est l'homme, le mâle, l'adam, le glébeux ou mieux l'homme-quoi. Ce mâle est étrangement absent jusqu'alors, étrangement passif, il entre en scène pour l'action décisive qui dénoue la tragédie ; avec sa femme il mange. Il accepte passivement l'offrande de la femme ; son pouvoir décisionnel ne fait que valider, qu'enregistrer le désir de sa femme. Il n'agit pas, ne se souvient pas de l'interdit divin, mais il partage le désir de sa femme ; en désirant s'accomplir par la connaissance du tout il devient l'homme-pourquoi, et l'esprit à la suite de l'âme consomme le fruit de l'arbre de la connaissance ; ils deviennent connaissants.

    La conscience du sujet par lui-même peut alors survenir, mais elle saisit d'emblée ses limites et l'altérité de son rapport à soi et à l'être, et son impossibilité à l'appréhender - elle est nue, seule connaissance immédiate possible.

    L'homme, fidèle à son désir, fidèle à sa nature d'homme-quoi devenu homme pourquoi, viole l'interdit divin. L'adam se découvre nu, honteux, humilié ; il se connaît dans sa finitude. Le serpent n'a pas menti. Il n'est pas dieu, mais il est comme dieu ; il connaît son désir d'être absolu, et se découvre être limité, relatif, contingent. L'homme n'est pas mort foudroyé - dieu prendra d'ailleurs les mesures pour que l'homme ne mange pas de l'arbre de vie auquel il n'avait pas encore touché -, mais la réponse n'est pas celle que l'homme attendait. La réponse est la découverte de sa nudité, de son altérité avec le divin, et de ses conséquences. Il ne meurt pas, il a renoncé à Soi pour le moi ; il n'est plus, il existe. Il est connaissant d'une connaissance immédiate, intuitive, nue ; il lui reste à connaître l'essence de la connaissance.

     


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