•  C'est quoi ? C'est un lapin ou c'est un lapin blanc qui saute d'un chapeau noir. Entre le c'est quoi et le c'est un lapin, entre la question et la réponse c'est en exprime l'unique dénominateur commun : cela est. Face à la réalité, l'esprit est immédiatement contraint d'affirmer la présence et l'actualité de la réalité ; cela est, ça est, quelque chose est, id est. Tenterait-il de la nier qu'il ne ferait que l'affirmer sous un mode différent : cela n'est rien, cela n'est pas, cela est le néant.

    Après l'affirmation immédiate de l'être, le désir hallucinatoire de prédation, de préhension, fait surgir la question quoi, aussitôt éjaculée : cela est quoi. Telle est la définition de la réalité immédiate que le langage n'est pas encore à même de qualifier, de préciser ; face au réel, dans sa totalité, dans sa globalité, face à l'être, la pensée ne peut adopter qu'une attitude interrogative, à l'exclusion de l'assertion nominative sauf sinon à ne plus appréhender l'être dans sa totalité mais dans l'un de ses éléments ou de ses attributs. Lorsque la pensée cherche à appréhender la réalité dans sa totalité, elle est incapable de la qualifier, c'est-à-dire de la préciser.

    Aussi la compréhension du réel n'est-elle possible que grâce à la formulation de la question cela est quoi, que grâce à cet attribut du réel, le seul attribut envisageable : quoi, sans lequel demeure, dans sa nudité essentielle, l'affirmation irréfutable cela est, quelque chose est, ce lapin est, ce chapeau est, qui ne dit rien encore de cela, de ce quelque chose, de ce lapin et de ce chapeau, mais qui dit de l'être qu'il se présente toujours jeté là, devant nous, ici et maintenant, sous une forme ou une autre, qui l'exprime, qui le manifeste dans l'espace et dans le temps. L'être, étant ce qu'il est hic et nunc, est.

    Qu'est-ce que l'être sans manifestation, sans nomination, sans attribut, l'être en tant que tel, dépouillé de ses formes, de ses expressions, l'être dans sa quintessence, l'être-en-soi, l'ipsum esse ? Qu'est-ce l'être en son principe, qu'est-ce que l'être en son origine ? En d'autres termes, pour quoi cela est, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

    Au préalable, il sied de rappeler que l'être comme le cheval n'existe pas, seul existe cet être-là, qui se présente, sous une forme singulière, dans le temps et dans l'espace, comme seul existe ce petit cheval blanc qui galope dans ce pré. La seule « réalité » de l'être est conceptuelle, idéale ; une langue qui n'aurait pas de mot pour désigner l'être ou le verbe être obligerait le locuteur à plus de précision, tant ce verbe apparaît inutile si ce n'est pour convoquer un attribut, une qualification, une précision. Aussi dire ce cheval est ne signifie-t-il pas autre chose que ce cheval existe, que ce cheval vit, et dire ce cheval est blanc a pour seul mérite de souligner péremptoirement la possession de cette qualité particulière par ce cheval-là, ce que ne permet pas la simple expression ce cheval blanc, tout aussi exacte cependant. Mais dans les langues tripartites imposant le trio sujet-verbe-complément, le verbe est toujours présent même implicitement : le cheval galope ou le cheval est galopant, le cheval existe ou le cheval est existant, le cheval blanc ou le cheval est blanc.

    Alors l'être ? Il sied aussi de souligner qu'il s'agit d'un verbe substantivé, c'est-à-dire d'un attribut métamorphosé en sujet, encore faut-il souligner que l'attribut - est - n'a qu'une valeur prépositionnelle, il ne fait que cheviller un attribut au sujet, aussi peut-on s'interroger sur la valeur nominative d'un substantif tiré d'un tel verbe de type prépositionnel.

    Néanmoins, par le biais du langage, non seulement l'être est, mais il se module selon toutes les conjugaisons du verbe et à tous les temps ; au présent, au participe présent - étant, ens (que le langage philosophique est même parvenu à substantiver : l'étant) - au passé, au futur, au conditionnel même qui englobe tous les possibles, tant probables qu'improbables, tant réalisables que seulement envisageables, y compris dans sa négation qui contient nécessairement et toujours une affirmation - en ce sens, l'être englobe le non-être. Aussi l'être parle-t-il de ce qui est, était, sera ou encore serait, non pas seulement en désignant la totalité de ce qui est, comme le ferait un terme collectif, la légion par exemple qui nomme l'ensemble des légionnaires, mais surtout en désignant la substance ultime (sub stare : ce qui est en-dessous des qualités sensibles - ce qui peut être conçu de lui-même, sans l'aide d'un autre nom pour être entendu), l'ultime dénominateur commun de tout ce qui est, sous les formes, les aspects, les modes, les états, les noms et les attributs les plus divers. En d'autres termes l'être regroupe tout ce dont on peut parler ; aussi la licorne est-elle comme le cheval est - même s'il est vrai que la licorne n'existe pas, et que ce cheval seul existe qui galope dans le pré - il est en tant que désignation d'un concept.

    Par une abstraction conceptuelle plus épurée, dans sa quintessence, l'être est envisageable dans sa nudité la plus pure, sans cette variété et cette pluralité de formes qui l'expriment et qui font que l'être est.

    Alors l'être-en-soi ? Sachant que l'être est par ses expressions matérielles et formelles - l'être est étant pour reprendre la trinité linguistique occidentale, qui n'est pas sans analogie avec la trinité chrétienne -, nier son expression, c'est-à-dire l'étant, revient à nier la qualité essentielle de l'être, et partant à nier l'être lui-même, a fortiori l'être-en-soi, quintessence de l'être. Aussi l'être-en-soi n'est-il pas, mais le fait d'en parler oblige à admettre qu'il est ; il s'affirme en se niant et se nie en étant. Si l'être-en-soi est, il n'est plus l'être-en-soi, du fait que pour être il doit s'exprimer sous une forme ou une autre, ce qui le détruit. S'il n'est pas, il n'est plus l'être-en-soi. Voilà qu'il ne peut pas être et qu'il ne peut pas ne pas être ; voilà qu'il est et qu'il n'est pas !

    Une aporie inconcevable, sauf à se référer à ce qui a trait au projet, à la volonté, au désir, à un état particulier de l'être. Le désir tend à se réaliser, mais réalisé il n'est plus, il se dissout dans le plaisir auquel il tend. Encore peut-on dire que le plaisir est un désir réalisé, abouti, parfait, accompli, et que le désir est un plaisir inaccompli, en puissance qui tend à s'actualiser. Par analogie, la quintessence de l'être ou l'être-en-soi est le désir, ou l'être en puissance tend à se parfaire en s'actualisant. L'analogie est risquée, l'être actualisé, comme le plaisir qui absorbe et anéantit le désir, devrait anéantir l'être-en-soi ou l'être en puissance. Cependant la quintessence de l'être ne peut pas être séparée de l'être ; sans l'être sa quintessence n'est pas, et sans sa quintessence l'être ne saurait être ; aussi l'être en acte est-il encore et toujours l'être en puissance, l'être étant toujours présent dans les deux propositions. La graine est l'arbre en puissance et l'arbre, qui est la graine en acte accompli est aussi le fruit en puissance, inaccompli.   

    L'être-en-soi : une notion qui est un scandale logique ; qui est et qui n'est pas, qui est en puissance et qui n'est pas en réalisation, qui tend à s'actualiser et qui s'anéantit en se réalisant, mais dont la réalisation l'affirme cependant. Ces contradictions logiques ne peuvent être levées que si l'être-en-soi, le désir d'être, n'est pas considérée comme une entité séparée de l'être, mais au contraire comme un aspect de l'être qui lui est consubstantiel. Aussi seul l'être est-il absolu, du fait que le néant n'est pas ; aussi seul l'être est-il parfait, du fait qu'il est puissance et réalisation, sujet et attribut.

    Une ultime difficulté apparaît ; le désir n'existe pas, il désigne l'état d'un sujet désirant la jouissance de quelque bien. Quel est donc le sujet de ce désir sinon l'être lui-même, et quel est le bien dont la jouissance est recherchée sinon l'être lui-même, à la fois sujet et complément. Si le sujet désirant devait être l'être-en-soi ou l'être sans attribut, il serait alors doté d'un complément, l'objet de son désir, et ne serait plus l'être-en-soi, alors qu'il est de fait l'attribut sous forme verbale (soit le désir de se manifester, de se concrétiser) de l'être - l'être est. Si le sujet désirant est l'être en tant qu'être manifesté, ou monde, ou encore l'étant, pourquoi serait-il sujet au désir de se manifester, sinon pour subsister dans sa manifestation - l'étant est ? Ce qui revient à dire que l'être est parfait parce qu'il est et a été de toute éternité, parce qu'il est toujours en puissance et en acte, sujet et objet, simultanément un et multiple, enfin absolu ne laissant place à rien d'autre qu'à lui-même. Ce qui revient, de fait, à illustrer l'impuissance du langage et de la pensée à expliquer l'être d'une façon plus convaincante que la tautologie à laquelle il se voit contraint d'être cantonné. - L'être, étant ce qu'il est, est -. Et l'être-en-soi n'est autre que le verbe être conjugué ; est.

    Une autre variante consiste à dupliquer le sujet : le sujet originel désirant que l'être se manifeste ne saurait être l'être en tant qu'être manifesté, étant déjà manifesté, bien que celui-ci soit aussi sujet du désir de se maintenir, de subsister dans l'être. Quelle est donc le sujet originel dont l'être-en-puissance et l'être-en-acte serait la manifestation. Quel est le fondement du fondement, l'origine de l'origine ? Pourquoi cela est, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La parole est à ce qui est au-delà de la parole, la parole est à la métaphysique - du grec meta, au-delà, au-delà de la physique, de la réalité, au-delà de l'être, i.e. au-delà du verbe, du discours, de la parole et du langage ! - : « Parce que Dieu »

    En ce cas : pourquoi y a-t-il Dieu plutôt que rien ? Réponse : « Parce que ». Au-delà d'un nouveau vocable, d'un nom ultime, rien.

    En réalité, la question du pourquoi philosophique n'est pas une question objective, scientifique - elle n'est alors qu'un pur divertissement de l'esprit qui se complaît à penser in abstracto sub specie aeterni -, mais subjective et d'ordre moral : qui sommes-nous, quelles valeurs devons-nous attribuer à cela, quel sens y donner, comment nous comporter face à cela qui est, face à nous-mêmes, face à soi-même ? Telle est la question que jamais nous ne cessons de poser. La question de l'être et du sens, de la valeur de l'être est identique. Le quoi et le pourquoi se confondent.

    « Parce que » : nos valeurs n'ont aucun fondement, elles sont arbitraires ou relatives, ne reposent sur rien, mais nous devons tenter d'en trouver une justification sans se contenter du nihilisme, même si nous courrons à l'échec. Notre relation de soi à soi est une énigme, mais nous devons n'avoir de cesse de la résoudre, de se connaître et de se comprendre soi-même, même si nous n'y parvenons pas.

    Pourquoi ? Parce que.

    L'acte d'être ou son refus s'explique par lui-même. Il n'y a pas d'explication, pas de justification, pas de fondement, aucune cause extérieure. Cette conjonction de coordination qui, par aposiopèse, ne coordonne rien devient l'ouverture vers l'inexplicable. La réalité est totalement gratuite, sans fondement, entièrement suspendue à une liberté abyssale, autre aspect de l'être.

    L'interpellation de la réalité est vaine, futile, blasphématoire. Aucune réponse crédible ne peut être donnée. L'au-delà de l'être ne peut être pensé, le discours s'interrompt, la parole se tait, le langage s'éteint, retourne au silence. Ce qui paraît affirmer un agnosticisme péremptoire, prélude au nihilisme.

    Mais, retenons aussi cette tentative d'explication causale jamais aboutie, comme nature même de l'être qui n'a de cesse de tenter de se penser, de se dire, sans jamais y parvenir, ce qui rend l'agnosticisme blasphématoire. De surcroît, une nouvelle fois, face à l'être, la pensée ne peut adopter qu'une attitude interrogative, à l'exclusion de l'assertion qui ne serait que l'expression d'une vaine hybris intellectuelle.

    Cependant face à la polyvocité de l'être, nous percevons l'angoisse de notre liberté ; nous risquons d'appeler vérité ce qui demain sera nommé erreur, d'affirmer comme un bien ce qui par la suite s'avèrera un mal, nous ne pouvons pas nous soustraire au vertige de notre liberté face à l'être, aussi tentons-nous de dissiper cette angoisse en interrogeant sans cesse l'horizon à l'intérieur duquel nous vivons, dans l'espoir d'obtenir une réponse, selon le désir qui nous anime.

    L'indifférence au mal de l'être nous choque, car s'il l'autorise, l'être est le mal. Pourtant il est aussi le bien ; alors ? Tel est le paradoxe de l'éthique et de la pensée conceptuelle.

    Des mythes antiques ont tenté d'éclaircir ce dilemme par la pensée figurative ; et les œuvres d'art majeures tentent de maintenir vive l'espérance d'une réponse. 


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  •  L'esprit ne règne que sur le royaume des esprits, des phantasmes, des mirages convoqués, des souvenirs contraints, des concepts stylisés.            

    Cet univers subjectif est aussi limité, restreint et sans cesse confronté à l'univers illimité, infini, qui ne saurait être intériorisé dans sa globalité. L'inventaire des noms est lacunaire. La langue est inapte à répertorier l'ensemble du réel, est incapable de désigner d'un nom propre chaque aspect de la réalité. Le pourrait-elle que toute communication serait rendue impossible, sauf à exiger de chaque locuteur qu'il connaisse un nombre infini de noms.

    La conséquence de cette pénurie des noms ou penuria nominum est que le nom ne sera que rarement un nom propre, comme les noms bibliques de l'état édénique, mais un nom commun, un nom qui désigne une épure, une abstraction épurée de tout accident et de toute qualité singulière, un objet qui n'existe pas, qui n'est même plus un simulacre. Le cheval n'existe pas au contraire de ce cheval blanc qui court dans le pré. Le cheval n'est que l'intitulé d'une définition (au sens propre, définir revient à indiquer où cela finit, à en indiquer les limites), qui, stylisée, comprend les caractéristiques propres à cet animal et qui permettra de désigner de même manière toute créature qui présenterait ces caractéristiques, lesquelles doivent être suffisamment générales pour ne pas se restreindre inutilement à quelques individus et suffisamment singulières pour permettre la distinction et exclure la confusion entre un cheval et une tortue par exemple. Le cheval est aussi le symbole, soit le moyen de convoquer une chimère, un fantôme, une image, une entité singulière de l'imaginaire dont les caractéristiques doivent correspondre à celles que le nom impose.

     

    Le nom, par nature, est un nom commun qui dit une chose singulière en utilisant un phantasme général, un archétype, et la pensée s'épure du concret vers un concret simplifié, vers l'abstraction, se schématise, se simplifie comme le phonème lui-même qui usé par les milliers de palais qui le profèrent perd quelques syllabes. L'image ainsi abrégée dans l'abstraction devient un concept.

     

    La philosophie appelle essences de telles abstractions ; elle a souvent confondu ces chimères avec la réalité, allant même jusqu'à leur prêter une réalité, une existence singulière, et prétendre que ce cheval qui broute l'herbe grasse de ce pâturage ne serait que l'incarnation particulière et imparfaite du cheval essentiel, parfait et absolu. Se laissant totalement abuser par les fantômes-symboles de la pensée et du langage, dans une crise de schizophrénie de la pensée, elle ira jusqu'à créer un monde de purs concepts organisés et hiérarchisés, dont le monde réel ne serait que le reflet, alors que l'inverse est vrai.

     

    En 1899, Sigmund Freud a écrit, soudain, dans un livre sur le rêve, cette phrase : « Das Denken ist doch nichts anderes als der Ersatz halluzinatorischen Wunsches. » La pensée n'est pas autre chose que le substitut du désir hallucinatoire.  Songe (Ersatz, simulacre) et désir - expression de la pulsion vitale - sont les mots où joue notre langue.

     

    Une autre raison explique aussi la penuria nominum : de fait, le langage n'a pas pour but de dresser l'inventaire sans fin de l'univers, mais de définir un être-là singulier face à la réalité ; les rudes premiers mots furent inventés pour repérer l'abri, le chemin possibles, le végétal pour la cueillette, l'animal mais comme gibier ou prédateur, pour dessiner une relation particulière avec la réalité ; une langue du lieu vécu, du projet d'un clan, du sens partagé par lui ; « La langue était espérance. » (Yves Bonnefoy, in Du haïku, préface à Haïkus anthologie, éd. Fayard, coll. Points Poésies, n° p1450, 2006). En ce sens, le nom appelle ipso facto le discours, celui des valeurs et du projet partagés, après le quoi est-ce vient le pourquoi est-ce.

     

    Aussi le quoi est-il lancé dans l'espérance, dans l'espoir qu'il soit précisé grâce aux noms connus des parents, des anciens, des membres de la communauté. Le quoi et le pourquoi sont un appel à dialoguer avec la mémoire collective, partage d'expériences et transmission du savoir ; un appel à entrer dans la culture tribale, sociale, un appel au dialogue ; ils seront aussi lancés pour provoquer l'acte de penser - qui n'est qu'une forme de dialogue, celui-là intime, de soi à soi, de l'âme avec l'esprit - , mais toujours ils convoqueront la parole, le verbe, le langage, de sorte que ce qui peut être pensé ne le sera jamais que par le langage et dans les limites du langage, pour dessiner la forme singulière d'un être-au-monde.

     

    La langue qui nous préexiste et nous survit, que la mère transmet par mimétisme à l'enfant qui tête le lait de sa mamelle et la culture de sa bouche, et se procure ainsi les signes et la logique de leur agencement, pour appréhender le monde en accédant à la mémoire collective, permet à la conscience de surgir au monde et de s'entretenir avec lui. Mais ce monde est plus vieux qu'elle ; elle prendra part à un entretien qui a déjà commencé. « Dès que nous commençons à penser, nous découvrons que nous appartenons à un monde déjà là, fait de perceptions et d'objets, d'idées et de normes. Cette appartenance, nous ne pouvons l'aborder qu'avec un langage qui, lui aussi, nous précède... » (Michaël Foessel, in Le langage et le monde, présentation de textes de Paul Ricoeur Anthologie, éd. Du Seuil, coll. Points-Essais n°576, mars 2007)  

     

    Le locuteur emprunte le nom à une langue séculaire, épaissi par les couches de sens que lui ont conféré les ancêtres ou ses précédents utilisateurs. Couches de sens qui sont réactualisés par la parole. Aussi tout nom est-il porteur des différents sens qu'il a historiquement hérités.

     

    Le nom est aussi signe, grâce auquel par le biais du ceci-fait-penser-cela, par les procédés de l'analogie, de la métaphore, de la comparaison, de la métonymie, de la synecdoque, son sens est étendu à d'autres entités.

     

    Aussi le nom a-t-il souvent plusieurs sens. C'est ce qui s'appelle la polysémie, que l'ouverture d'un dictionnaire, et la lecture de l'une quelconque de ses rubriques, permet d'illustrer. Un autre exemple est donné par l'écriture des langues sémitiques, lesquelles ne transcrivent que les consommes à l'exclusion des voyelles ; la lecture d'un seul mot ne permet pas d'en découvrir le sens univoque, mais reste ouverte à la pluralité des sens possibles, selon l'adjonction respectives de diverses voyelles non écrites. Le sens est dégagé par l'utilisation du nom. Or le nom s'utilise au moyen d'autres mots, pour former la phrase.

     

    Contrairement au nom, la phrase n'est pas empruntée à la langue, à un système préexistant. La phrase est inventée par le locuteur. La juxtaposition des noms, combinée selon la logique imposée par le système linguistique utilisé, permet de dégager le sens de chaque nom utilisé et d'exprimer un autre sens global. La bouche fermée, la phrase se dissout comme une fumée, et les mots utilisés qui avaient été empruntés à la langue sont rendus à ce système, mais chargés de la fine pellicule de sens, laissée par leur récente utilisation. Le sens est crée par la phrase, par le discours, par la parole, par l'avènement de la parole au sens (cf. Paul Ricœur, Le Conflit des événements, « La structure, le mot, l'événement », p. 92-95, éd. du Seuil, 1969).

     

    Il convient de compléter le sens de cet événement par ce qui est à l'origine du langage ; son appel au dialogue.

     

    « L'événement complet, c'est non seulement que quelqu'un prenne la parole et s'adresse à un interlocuteur, c'est aussi qu'il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle. » (Paul Ricœur, Temps et Récit I, p. 147-148, éd. du Seuil 1983, « Points Essais » 1991, cité in Anthologie, Le sens et la référence de l'œuvre, p. 136, éd. du Seuil 2007, in « Points-Essais » n°576, 2007). Aussi peut-on affirmer que « le langage est orienté au-delà de lui-même : il dit quelque chose sur quelque chose » (cf. idem). Le langage, comme le nom, est métaphorique stricto sensu ; il porte son sens au-delà (meta) de lui-même. Il « (...) se sait dans l'être afin de porter sur l'être » (cf. ibidem, p. 137), afin de proposer un sens.


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  •  Le nom, ce mélange de signes vocaux ou scripturaires qui désigne une réalité singulière, ne dit rien de cette réalité. Il ne dit rien encore de l'objet ou de l'animal qu'il désigne, mais il l'appelle, le convoque, l'apprivoise, le domestique, le maîtrise ; il le fait entrer dans l'imaginaire et la conscience humaines et, de cette manière, le familiarise, l'humanise. En ce sens, le nom recèle une efficace magique. Il paraît donner à celui qui le possède, le connaît et le prononce, le pouvoir de posséder l'objet ou l'être qu'il désigne.

     

    Chez les anciens, nul écart ne distinguait le signifié du signifiant. Le nom était la chose ; connaître le nom d'un être permettait d'avoir sur lui puissance et pouvoir.

     

    Les écrits sumériens racontent que le dieu Marduk fut sommé par ses pairs de faire ses preuves en proférant les noms qui allaient faire apparaître les êtres nommés. Le nom, alors, était verbe créateur qui nommant le monde le créait, l'animait et le mettait en mouvement. Aussi les anciens considéraient-ils que les noms étaient des dons divins, que les dieux pouvaient manipuler et changer à loisir, changeant et manipulant ainsi le monde. Toutefois l'homme, en inventant l'écriture, se dota du même pouvoir que les dieux, s'autorisant à son tour à manipuler le réel, au moyen des noms enfermés dans les signes qui désormais les visualisent. Une légende sumérienne du IIIème millénaire avant J.-C. narre l'invention de l'écrit par le roi d'Uruk, Enmerkar, lors de son conflit avec Ensuhgirana, roi d'Aratta ; elle illustre à merveille cette efficace magique du langage [cf. Jean-Jacques Glassner, Directeur de recherche au CNRS (UMR 704), université Paris X, Nanterre, in Science&Vie Hors-série, n° 219, juin 2002, p. 32-35]. Cette magie du nom est aussi attestée, presque aux mêmes temps, par la civilisation concurrente de l'antique Mésopotamie. L'antique Égypte affirme aussi que le nom a le pouvoir divin de créer ou de donner la vie : « "Celui dont le nom est prononcé, celui-là vit", déclare Isis à Rê après que le serpent d'Isis l'a piqué au talon et alors que le venin s'est insinué dans les veines et qu'il progresse dans tous les membres de son corps. » (Pascal Quignard, Petits traités II, éd. Gallimard, 2002, Folio n° 2977, p. 105)

     

    Cette efficace divine est également reprise dans la genèse biblique qui raconte que le dieu créateur fit passer devant le premier homme tous les animaux de la terre pour qu'il donnât un nom à chacun d'eux : « (...) Il les fait défiler devant l'adam pour entendre le nom qu'il leur donne Chaque être vivant reçoit son nom de l'adam » (Genèse 2, 19, La bible nouvelle traduction, éd. Bayard 2005). Synthétisant les origines divine et humaine de l'oral et de l'écrit, ce récit antique souligne la spécificité humaine, exercée ici sur invitation divine, de cette faculté de nommer la réalité, de s'approprier et de dompter les êtres vivants en les nommant, en criant leur nom propre.

     

    Ici, c'est l'homme qui nomme et non le dieu créateur - le texte coranique, qui proclame l'omniscience divine exclusive, dira que le dieu-allah aura enseigné les noms au premier homme, lequel sera cependant la seule créature chargée de les proférer devant l'assemblée des anges, tel un nouveau Marduk humain -. Ici encore, il s'agit de noms propres, lesquels, dans l'univers édénique, peuvent seuls être employés par l'adam, le premier homme, l'homme dans son principe, dans son essence. Les interprètes de la tradition midrashique font finement remarquer que la traduction du terme hébreu adam-ma équivaut à homme-quoi ; l'adam ou l'homme qui pose des questions, l'adam ou l'homme qui donne des noms... Ne serait-ce pas la meilleure définition de l'humain ?

     

    Mais les anciens paraissent se méprendre sur le destinataire de l'efficace magique du nom propre.  Il ne permet ni de convoquer le signifié en tant que réalité, ni de maîtriser ou de dompter ce qui est nommé. Certes, si vous criez « Milou ! », votre caniche docile accourra peut-être, la queue frétillante, dans l'espoir de recevoir des caresses ou des croquettes, mais si votre caniche favori est sourd, vous aurez beau crier son nom, il ne continuera pas moins à chasser les papillons dans le jardin, malgré vos appels inutiles.

     

    De fait, le nom permet de familiariser le locuteur avec le signifié. Le nom sert à définir notre relation avec la chose nommée ; connaître le nom c'est connaître le signifié. En ce sens le passage biblique cité plus haut n'est pas tant l'illustration de l'autorité que le dieu créateur aurait conférée à l'homme en tant que roi du règne animal, mais plutôt du moyen donné à l'homme, ou dont l'homme est doté, de se familiariser à ce royaume, de ne pas y rester étranger. Si le nom fait entrer la chose qu'il désigne dans l'imaginaire et la conscience humaines et de cette manière la familiarise, l'humanise, il permet à l'homme, face à l'objet qu'il désigne, de se domestiquer, de se maîtriser avec lui, lui rendant propre ce qui était autre, il n'en est plus l'étranger. Le sujet fait partie de l'objet auquel il pense, comme l'objet pensé fait partie du sujet qui le pense, c'est-à-dire qui le nomme. Pour ce faire, le nom ne peut pas désigner l'objet auquel il renvoie ; il désigne son image, son reflet, son fantôme, son phantasme, son simulacre au sein de l'univers mental du locuteur. Non seulement il le désigne, mais il l'appelle, le convoque, et le crée. Si je parle d'un lapin blanc, ce lapin blanc ne peut pas s'installer dans ma chair, sauf si je suis un gourmet gourmand qui vient de savourer la chair douce et tendre de cet animal et que je rende compte de cette délicieuse expérience culinaire, mais par contre un ersatz de lapin blanc sera appelé dans mon esprit et dans celui de mon interlocuteur.

     

    En ce sens, les anciens ne se méprenaient pas en affirmant la magie du vocable ; sa profération permet d'invoquer, de faire surgir, de faire se lever en esprit ce qu'il désigne en tant que simulacre. Notre langue décrit ce phénomène en utilisant pour le nom le terme de vocable, de vocabulum dérivé de vocare qui veut dire appeler, alors qu'invoquer vient de in-vocare, appeler dans, au sein de l'univers mental. Le nom est un symbole, où le signe qui appelle et l'objet qu'il appelle et qui est un phantasme (l'image de la chose réelle) sont consubstantiels. Ainsi la pensée est-elle un rêve contraint par les symboles. Dans cet univers mental, nul écart ne distingue le signifié du signifiant ; alors le nom est la « chose » et connaître le nom de cette entité « virtuelle » permet d'avoir sur elle puissance et pouvoir. Aussi l'interprétation allégorique du passage de la genèse biblique est-elle irréfutable, laquelle fait valoir que les animaux figureraient les instincts et les passions de l'âme, que l'homme se doit de nommer pour les maîtriser et pour se domestiquer. Le nom est ici signe d'une représentation mentale, non seulement d'un objet mais aussi de la cristallisation d'un élément de la psyché avec sa dynamis.

     

    Il sied de rappeler ici l'importance que revêt pour tout être animé la « réalité » subjective, celle qu'il vit, ressent, éprouve, pense, imagine en son for intérieur, et qui détermine son mode de relation avec la réalité objective. Cet univers subjectif, avec ses entités, ses souvenirs, ses images, ses « ressentis », serait incommunicable sans la médiation des symboles partagés, qui ont la faculté de faire naître chez l'interlocuteur les images, sinon identiques à tout le moins similaires. Car l'homme est impuissant à parler de sa réalité intérieure singulière sans recourir aux éléments empruntés à la réalité extérieure, commune, et reconnaissable par tous. À l'origine, en son étymologie, le symbole est un objet, un jeton d'argile, coupé en deux dont les parties réunies permettent aux détenteurs de se reconnaître. Sans le langage la seconde partie du jeton manque ; l'esprit rêve ou imagine ou se souvient au moyen d'images, de fantômes et d'esprits, incommunicables.

     

    Le vocable, première partie du jeton d'argile, est collé à l'image qui en est la seconde. Ainsi le bateleur en tant que nom de la première lame du tarot est indissociable de cette carte et de son image richement coloriée.

     

    Avec le temps et l'usage, l'image pâlit, s'estompe, s'épure, se grise. L'image se fait concept ; le signe ne signe plus qu'un pâle souvenir de l'image désormais schématisée. La lettre aleph qui, à l'origine, désignait l'image du bœuf, n'en a retenu que la tête avec ses deux cornes, stylisée et inversée : A. Combien de métaphores, fréquemment utilisées, ont perdu la puissance électrique de leur court-circuit initial pour n'en garder qu'une idée, qui n'en est que le souvenir affaibli, un signe de signe, sorte de parfum d'un ancien symbole, proche de l'idée désincarnée.

     

    Le mot concept apparut dans la langue française en 1404 (Christian De Pisan, Charles V, 3, 5 dans QUEM. : Le concept des choses veues, sceues et oppinees par vrayes raisons). Il signifiait la faculté, la manière de se représenter une chose concrète ou abstraite ainsi que le résultat de ce travail, la représentation, synonyme de conception ; il signifie à présent la représentation mentale abstraite et générale, objective, stable, munie d'un support verbal, synonyme de catégorie, classe, schème, symbole, et par extension, dans la langue littéraire et culturelle, de l'idée. Le terme est emprunté au latin conceptus « action de contenir, de recevoir et le résultat de cette action » (de concipere - cum capio « prendre entièrement, contenir en parlant d'un vase, recevoir dans son sein les céréales, les semences, recevoir la fécondation, concevoir physiquement, puis figurativement recevoir dans son esprit, dans son âme...»).

     

    L'homme, étant incapable d'introspection, pour parler de sa vie intérieure use des termes utilisés pour qualifier une réalité ou un phénomène physiques. Le vocable qui nommait l'acte physique de fécondation de la terre, par analogie a signifié la fécondation de la femelle, puis celle de l'esprit ou de l'âme, pour ensuite nommer le fruit de cette fécondation, l'idée. L'idée initialement signalait la « forme visible » sous le terme idea, emprunté au grec, qui signifiait proprement « forme visible, aspect » d'où « forme distinctive, espèce », qui se rattache à voir (comme en latin species à spectare). Aussi ces termes d'origine différente ont-ils fini par se confondre dans la synonymie.

     

    Plus le concept se désincarne, s'épure et plus son signifié dissout sa singularité. La maxime selon laquelle tout ressemble à tout à une exception près ne se vérifie jamais tant que dans le monde conceptuel où foisonnent les synonymes qu'il convient de différencier. Aussi la pensée ne peut-elle être absolument conceptuelle. Le signe ne peut se contenter d'en référer à d'autres signes. Trop épuré, trop conceptuel, le vocable demande à être re-précisé, au moyen d'une nouvelle métaphore tirée de la vie matérielle

     

    Il n'en reste pas moins que le nom, tant que commun, reste un symbole largo sensu, au sens étymologique du terme ; il est la combinaison de deux parties, le signe et ce qu'il signe, ce qu'il fait lever en l'esprit.


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  • L'homme est un animal, un mammifère euthérien, placentaire. 
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    Aux yeux de l'humaniste, l'affirmation de notre animalité peut paraître iconoclaste ou blasphématoire. Le ressort de la culture et de la civilisation ne réside-t-il pas dans la volonté sinon de la nier du moins de l'occulter, au mieux de la surpasser, au pire de la tenir à l'écart ou de l'enfouir dans le tabou, dans le péché ou la détestation de l'impureté, toujours liée à la chair, manifestation trop évidente de cette part réprouvée, et par là même affirmée et confirmée ? - La tragédie de la civilisation ne réside-t-elle pas dans cette volonté si forcenée de vouloir humaniser l'animal humain qu'elle finit par le déshumaniser ? - Il n'en reste pas moins que la définition zoologique de l'homme a le mérite d'une évidence incontestable : l'homme est un « (...) mammifère primate de la famille des hominidés, (...) » (Le Nouveau Petit Robert, 1967, ad homme)
     

    Cet animal, dont la femelle porte des mamelles, se distingue en premier lieu par la bipédie de son maintien et de sa marche, en second lieu par sa faculté langagière, laquelle aurait été rendue possible par sa stature verticale qui, rejetant le crâne en arrière, aurait permis la descente du larynx et le développement des organes vocaux.
     

    La parole caractérise ce primate singulier. Un singe ordinaire peut se tenir debout, épisodiquement, comme un ours, ou plus durablement comme certaines races de gorilles ; aucun mammifère ne peut user d'un langage élaboré comme l'hominidé. L'homme est un singe, un gorille, un loup, un lynx, quelque fois un mouton ou encore un rat, voire un chien et même un cochon ou une taupe qui se tient debout, mais qui parle et qui, ainsi, est homme. Le verbe est humain. Tout ce qui est humain relève du discours. Toute action humaine individuelle ou collective relève du discours et ne peut être décodée que par le discours. La parole est la matrice de la conscience, de l'intelligence, de la préhension et de la compréhension humaines du réel.
     

    Mais, comme tout animal, l'homme est le jouet d'une pulsion fondamentale, celle du vouloir vivre qui participe du vouloir être, commun à tout être. Cette volonté animale revêt la double forme de l'instinct de survie, qui, par extension, génère les passions égoïstes, et de l'instinct de reproduction ou de se survivre, attirance vers autrui dans son altérité et sa complémentarité à la source des sentiments altruistes comme la générosité, l'amitié, la sympathie, la pitié, l'amour ou encore le désir érotique. La pulsion vitale est aussi le principe des émotions primordiales : l'attirance et la crainte, l'attrait et la fuite, le désir d'un bien ou de ce que l'on suppose tel et la répulsion d'un mal ou de ce que l'on devine tel, le bien étant défini comme la qualité de l'objet susceptible de nous contenter, de nous satisfaire, de nous procurer du bonheur ou du plaisir, a contrario le mal désignant ce qui peut nous nuire, nous menacer ou encore nous causer quelque malheur ou douleur. Le désir essentiel de vivre, la recherche du plaisir et l'évitement de la douleur, est secondé par cette faculté étonnante qu'est la mémoire.
     

    Sans souvenance, un être vivant ne saurait survivre dans son environnement, impuissant qu'il serait à s'y adapter. La mémoire permet, par la comparaison entre ce qui est et a été, de reconnaître une expérience. Elle permet de rendre « présent » ce qui est absent ; elle fait sentir un parfum depuis longtemps dissipé, entendre un son silencieux, voir un spectacle qui n'est plus qu'un mirage, mais qui émeut encore. C'est la matière première des « phantasmes » (au sens de l'image non seulement picturale mais aussi olfactive, auditive, gustative, tactile, affective) soumise au dynamisme de l'analogie, de l'association d'idées, du ceci-fait-penser-à-cela, qui est aussi le moteur propre aux rêves et à ces rêves éveillés que produit l'imagination, laquelle, partant du connu, permet d'aller à l'inconnu et de l'appréhender.
     

    Mais face à l'inconnu, qui n'est pas encore répertorié dans le champ de la mémoire ou qui ne rentre pas encore dans l'une des catégories de son inventaire, l'animal est incapable de savoir s'il est hostile ou bénéfique, ami ou ennemi. Alors l'esprit est comme une gazelle ou une panthère qui cesse de se désaltérer, redresse la tête et tend l'oreille, tous les sens aux aguets, sur le qui-vive, le quoi-arrive. L'inconnu mobilise l'attention, nous rend présents à la réalité insolite, nouvelle, encore innommable, inqualifiable, indéfinissable, ineffable, une réalité antérieure à l'expérience et au langage. Instant étonné où le monde comme représentation glisse vers le monde comme expérience. L'attention nous force, nous contraint à la présence face au réel, dans un sentiment où se mélangent crainte et désir encore indistincts. Umberto Ecco précise cette attitude en parlant d'indexalité ou d'attentionnalité primaire : «La fixation de l'attention a même lieu avant la curiosité, avant la perception de l'objet en tant qu'objet. C'est la décision encore aveugle par laquelle, dans le magma de l'expérience, j'individue quelque chose dont je dois rendre compte.» (Umberto Ecco, Kant et l'ornithorynque, éd. Grasset 1999, Le livre de poche n° 15026)
     

    Mais la pulsion vitale pousse l'esprit à ne pas rester dans l'inconnu, à ne pas se figer dans l'attention. La gazelle, trop longtemps immobilisée, risque de se voir définitivement immobilisée par le bond du prédateur ; la panthère trop longtemps vigilante risque de laisser le temps à sa proie au discernement plus rapide de prendre la fuite. Rien n'est pire pour le vivant que l'inconnu fascinant, ce mélange de répulsion et d'attirance.
     

    Or chez l'homme, pour les dépasser, de tels instants font ipso facto l'objet d'un acte de communication. Face à un fait saillant, insolite, inattendu ou surprenant, tel un lapin blanc qui saute d'un chapeau noir posé sur la table devant lui, l'homme éprouve le besoin de le signaler à ses semblables, de pointer l'index, de pousser un cri, de tirer son congénère par la manche et de partager avec lui cette expérience. Cette propension à partager sa curiosité, manifestée dès la petite enfance, serait systématique chez l'humain ; certains allèguent qu'il s'agit d'une attitude-réflexe propre à l'homme, qui serait à la source du langage, alors chargé de signaler à autrui le fait insolite. L'enfant, une fois nourri, reposé, après qu'il a suffisamment joué, qu'il a identifié ses géniteurs ou les substituts de ceux-ci, placé face au réel, qui lui est naturellement insolite, qui lui apparaît toujours dans sa fraîcheur et son innocence comme un lapin blanc qui saute d'un chapeau noir, se met à poser ces questions fondamentales quoi et pourquoi.
     

    L'esprit humain traduit l'étonnement de l'instant insolite ou saillant par le langage, par la question quoi-arrive, ou mieux par la question première, quoi, lancée par cet esprit qui ne supporte pas, qui n'accepte pas l'inconnu. Aussi la question de l'homme est-elle un appel. Un appel au secours ; un appel au dialogue. Le non-nommé appelle à être nommé, le sans-nom appelle le nom, la question appelle la réponse, le langage appelle le langage. Le nom appelle d'autres noms, il appelle la phrase ; la phrase appelle d'autres phrases, elle appelle le discours, qui lui-même en appelle d'autres. La parole invite la langue en acte.
     

    Plus précisément le nom général de la question appelle le nom particulier de la réponse. Quoi sous-entend quoi est-ce : certes cela est, mais cela est quoi plus précisément. Le quoi est-ce est la désignation générique du réel, mais qui ne dit rien d'autre que cela est, ce qui est insuffisant pour déterminer notre mode de relation avec cela qui est et partant insuffisant à l'appréhender. Le quoi est-ce est une tentative encore maladroite de prédation, de préhension, d'appréhension du réel, d'un fragment individué de celui-ci, qui cherche à se réaliser en appelant le nom, lequel servira à définir notre qualité de relation, notre mode de présence avec cela qui est. La question est une assertion qui étant trop générale demande à être précisée, singularisée, personnifiée. La question est un nom propre a contrario qui convoque son contraire. 

     


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